Abondancisme et Sida

Tribune libre
par  M. PUJOLS
Publication : août 1987
Mise en ligne : 17 juillet 2009

La diffusion importante du Sida aux Etats-Unis et en Afrique, les craintes ressenties par une partie de la population française, le rôle politique que joue dès maintenant la maladie, la menace qu’elle fait désormais planer sur la jeunesse, tout ceci ne peut manquer de susciter chez les Abondancistes des réflexions sur le bonheur et ses conditions.

La misère de la futurologie

Quand les spécialistes les mieux payés parlent du futur, Us le font de façon assez surprenante. Alors que l’humanité a toujours connu des épidémies, ils font comme si tous les virus étaient catalogués et domestiqués, toutes les maladies jugulées ! L’apparition du Sida révèle qu’il n’en est malheureusement rien ! Or, faute de morale solide pour ces situations là, il n’y a pas de bonheur ! Le Sida sera peut-être, sinon vaincu, du moins contrôlé dans quelques décennies ; en attendant, il faut vivre, et le plus heureusement possible ! Il me semble que l’abondancisme se résume dans cette formule.

Le troupeau

L’épidémie n’a fait que peu de victimes ; elle ne se compare pas aux pestes de jadis, bien que son mode de transmission engendre déjà des réflexes de panique ; pourtant, elle révèle à tous les hommes que nous sommes un "troupeau" ; je veux dire que, dans ces situations-là, chacun d’entre nous comprend qu’il est réduit à tout attendre d’un "berger" ; or, c’est là une situation fondamentale dans les sociétés humaines, que tous les prétendus utopistes, tous les libertaires, tous les autogestionnaires, feraient bien de méditer. Même si nous sommes savants et importants dans un petit secteur, notre ignorance et notre impuissance sont crasses dans tout le reste ! Plus le machinisme, la technique progressent, plus cette dépendance radicale entre individus, cette socialisation s’accroît. Depuis longtemps déjà, les hommes ne peuvent plus travailler, ni manger, ni boire, si d’en haut, quelque chose, donc quelqu’un, n’organise leurs activités complémentaires  ; les liens qui les unissent couvrent des espaces trop vastes pour qu’ils les maîtrisent. Si je suis malade, je suis obligé de faire confiance à un chirurgien ; si je consomme du veau, je dois croire que les services vétérinaires ont bien fait leur travail, etc... En allant chaque matin exécuter ma tâche parcellaire, je dois croire surtout que quelque chose, ou quelques-uns, au sommet, organisent globalement les choses pour que les autres, sur ordre et comme moi, fassent ce dont j’ai besoin pour vivre heureux : la vie sociale consiste donc à "croire", c’est-à-dire à regarder vers un "Haut" : si, furieusement individualiste qu’on soit, il faut le constater ! Cela signifie que l’autogestion a ses limites, qu’elle est d’une certaine façon un alibi, un leurre, parce que les décisions réputées locales dépendent en fait de l’ensemble ; à moins de consommer uniquement ce que l’on produit, on ne peut décider souverainement des modalités de la production ; plus l’économie se mondialise, plus nous avons de biens à notre disposition, mais plus nous sommes "troupeau", plus nous dépendons de nos "élites". Cela se voit dès maintenant : les progrès des communications, la télévision et ses présentateursvedettes, donnent à notre siècle un petit air monarchique, ou plutôt "Bas Empire", que les Mac-Luhan n’avaient pas prévu  : ce n’est pas la démocratie à l’ancienne qui fait des progrès ! Quand ils ont pris le pouvoir, les marxistes, eux aussi, ont découvert ce phénomène "troupeau"  : la dictature du prolétariat de Lénine a dû effectivement remplacer le pouvoir tsariste ; les autres théoriciens du marxisme,. Mao, Pol-pot, ont également traité leurs peuples comme des troupeaux, ils ont harangué leurs troupes comme les anciens généraux, recouru rigoureusement aux mêmes procédés, à la même discipline de fer ; et ils ont eu, comme tous les despotes, toutes les peines du monde à desserrer l’étau  !... Je pense qu’il est illusoire d’espérer qu’il n’y ait plus de troupeau. Chaque progrès dans la connaissance fait de chaque homme un "mouton" : faute de tout comprendre, il est obligé d’attendre toujours davantage d’en Haut. La seule solution, c’est que le troupeau se donne de bons bergers, qu’il mitonne son élite  ; c’est un drame quand une cassure s’opère entre l’élite et la base, quand les peuples se défient de leurs élites, quand ils vont même jusqu’à contester leur existence, et, de même, quand les élites, oubliant leur fonction, se comportent en prédateurs du peuple dont elles sont sorties, se crispent sur des privilèges qu’elles ne méritent plus. Cette guerre civile est plus sûrement cause de disette que l’environnement lui-même. Les partis communistes au pouvoir ont généralement compris (du moins en Union Soviétique) qu’il leur incombait essentiellement de former des élites qui aiment et cultivent en elles l’Humanité, qui distribuent généreusement les biens nouveaux qu’elles sont seules capables d’imaginer - c’est d’ailleurs cette aptitude-là qui devrait définir l’élite -. Mais, loin d’être l’affaire d’un seul parti, cette attitude devrait être celle de tout le peuple, et de ce point de vue, nous sommes tous "peuple" d’une certaine façon ! Plus ils sont nombreux, plus les hommes devraient s’apercevoir qu’ils ne sont pas seuls !... C’est une lapalissade l... Pourtant, certains théoriciens ne l’ont pas compris ; ils s’obstinent à créer des utopies pour les petites communautés de l’âge de pierre ! Elles sont mortes, il y a belle lurette ! Il faut désormais inventer du bonheur pour les milliards d’hommes qui pullulent sur Terre ; c’est, me semble-t-il, la mission des Abondancistes, qui, contrairement à des Lanza del Vasto ou à des Gandhi, se sont bien gardés de vanter la misère, la pénurie, et ont osé aimer la science et les machines, comprenant la chance unique qu’elles constituaient pour l’ensemble de l’espèce !
La peur : ce que révèle d’abord cette épidémie, du point de vue de la peur, c’est que celle que nous inspirent, dans de semblables situations, nos congénères, est souvent plus grande que celle du mal lui-même : oui, les solutions proposées sérieusement par certains individus et approuvées par de nombreuses personnes, sont effrayantes ! Cela nous rappelle que la barbarie est à nos portes, qu’il n’existe plus de peuple "civilisé" quand la richesse, l’aisance, s’en vont ! Quoiqu’en disent les moralistes, et malgré quelques brillantes exceptions (des héros, des saints, en tout petit nombre), la misère a partout le même visage, celui de la dégradation morale, et de la bestialité. Ce qui fait en définitive la grandeur "morale" d’un groupe humain, c’est l’environnement qu’il a su se créer et maintenir. Rien d’étonnant : l’homme est biologiquement le même depuis des millions d’années ; ce sont ses outils qui changent ; en cas de régression matérielle grave, il réagit comme il l’a toujours fait. Sans doute existe-t-il des "doux" de tempérament ; mais de quel poids pèsent-ils dans la barbarie générale ? Les "pacifiques" possèdent le royaume des Cieux, mais les Eglises ont vite compris qu’ils n’avaient aucune chance sur cette Terre ; elles ont donc compté davantage, pour grandir, sur la conversion des Empereurs ou le ralliement des Chefs  : c’est une leçon ! Certes, la générosité, la contagion de l’idéal, jouent leur rôle dans la création du bonheur pour tous ; mais il faut, comme J. Duboin l’a vu, la science, les techniques pour produire le bonheur matériel, sans lequel l’autre est une mauvaise utopie.
Du côté des "élites", le Sida révèle deux comportements également blâmables : d’une part, celle du prédateur-né, qui épouvante le troupeau pour mieux en disposer incroyable ce que les situations difficiles peuvent susciter de vocations de rapaces ; et la complicité des victimes a alors quelque chose de pitoyable ! Elle est, hélas ! fondamentale  : sans l’appui massif des pauvres, leur exploitation est impossible  ! Comment expliquer cette scandaleuse complicité, sinon par le fait que la peur, quand elle dégénère en épouvante, paralyse l’esprit critique, exacerbe les pulsions grégaires : "s’unir pour être fort" les Allemands l’ont fait dans les années 30, ils l’ont lourdement payé par la suite  ! D’un autre côté, il existe des élites qui, sous prétexte de ne pas affoler les populations, dissimulent les véritables dangers ; cela revient pour elles à démissionner de leur rôle ; alors, le troupeau,-qui ne se sent plus protégé, d’instinct, cherche ailleurs un protecteur ; nous savons que les candidats ne manquent pas, vu les avantages qu’ils peuvent en espérer. C’est ce qui est arrivé pour Tchernobyl ; espérons qu’il n’en sera pas de même pour le Sida !
Enfin, en ce qui concerne le mal lui-même, la façon dont il est appréhendé par certains rappelle la lèpre médiévale : souhaitons alors que le XXe siècle réagisse autrement que ne l’ont fait ses devanciers, sinon l’épidémie a un bel avenir ! En effet, quand la maladie est aggravée par toutes sortes de sanctions extérieures, ceux qui en sont frappés sont prêts à tout pour la dissimuler, à eux-mêmes et aux autres. Certes, il existe aujourd’hui des moyens de contrôle sophistiqués, mais les moyens de frauder le sont également  ! Les camps de concentration pour sidaïques ne recevraient que les sous-fifres ; les riches pourraient évidemment contaminer à leur aise ! Dans cette affaire, l’idéal à considérer devrait être la santé. Il devrait être présent à l’esprit des malades eux-mêmes il est de leur intérêt de ne pas propager la maladie, de se comporter en "abondancistes", de prendre eux-mêmes les mesures prophylactiques, en attendant et espérant la guérison ; on peut même rêver que les mentalités évoluent en France de telle sorte qu’il soit possible aux personnes atteintes de le dire autour d’elles ! Aujourd’hui, une telle conduite relève de l’héroïsme ! Pour les autres, il faut évidemment faire en sorte de n’être pas contaminés, demander au corps médical les mesures à prendre pour cela, et les prendre l...
Bien sûr, il n’appartient pas aux Abondancistes de proposer une politique de la santé ! Vu leur place dans la vie politique française, il est inutile qu’ils se donnent ce mal. Mais l’observation des comportements sociaux face à ce danger qui semble venu du fond des âges est intéressante ; elle permet de voir ce que font les hommes quand ils sont affrontés au danger et au malheur : conduites utiles à connaître quand on prétend, comme l’Abondancisme, tourner les hommes vers la recherche du Bonheur.