La machine égalitaire
par
Publication : janvier 1988
Mise en ligne : 16 juillet 2009
Appel au sacrifice, aux privations, sévère
sélection universitaire, les jeunes dirigés de préférence
vers l’usine à 16 ans avec la moitié du SMIC, abaisser
le pouvoir d’achat en prévision de l’échéance européenne
de 1992, taxer ceux qui profitent de la richesse en rentiers, haro sur
les fonctionnaires, halte aux vues démagogiques prêchant
la culture pour tous, tels sont les points forts du discours d’Alain
MINC, interrogé par Yves MONTAND à propos de son livre
(2).
A. Minc reproche à la classe moyenne de préférer
la consommation à l’investissement, le crédit à
l’épargne, de prêter une oreille complaisante aux sirènes
de la publicité, de vivre au-dessus de ses moyens. Pour un peu,
le salarié serait ce pelé, ce galeux d’où viendrait
tout le mal, cessant de revendiquer, installé dans son chômage
comme un coq en pâte. Une sorte de réécriture du
"Toujours plus" de F. de Closet. Rien, en revanche, sur les
hauts financiers jouant à qui perd gagne sur les marchés
boursiers avec l’argent rafflé à travers les prix ; rien
sur les innombrables parasites vivant en marge du travail productif,
encombrant les canaux, les circuits de la distribution ; rien sur les
grands prédateurs de l’épargne.
Il s’acharne sur le monde des petits fonctionnaires. Il en est, certes,
qui semblent vraiment inutiles. D’autres ont pour mission de traquer
les fraudeurs, de harceler le contribuable, de contrôler, de sanctionner.
Mais que sont leurs minuscules avantages comparés aux gains fabuleux
des vedettes du cinéma, de la télévision, de la
chanson, du sport, à ceux des publicistes cousus d’or ? Que pèsent-ils
au regard des revenus des trafiquants de tout poil, des arnaqueurs,
des escrocs, des braqueurs ? A quoi riment de tels écarts dans
les rémunérations ? Taxer les rentiers ? Alors qu’attend-on
pour taxer les plusvalues boursières, les souscripteurs de l’emprunt-or,
les membres des conseils des grandes sociétés, les gagnants
du loto, des cercles de jeux ? N’oublions pas les rentes de situation
: les monopoles, les "marques", les importateurs de produits
sud-asiatiques "travaillant" jusqu’à 1200 %. Continuons
par les rentes immobilières, celles des locations de bureaux,
de locaux commerciaux, etc...
Il faut ; déclare A. Minc, réduire le nombre des étudiants,
ajoutant que la scolarité obligatoire jusqu’à l’âge
de 16 ans fabrique des chômeurs. Singulière façon
de retourner les données du problème ! Une culture générale
n’est jamais inutile. Pourquoi en priverait-on la grande masse des salariés
? On discerne le genre de société souhaité par
Minc : un peuple d’ilotes travaillant pour assurer le confort de clans
privilégiés en raison de leur fortune, les avantages étant
fonction du revenu.
On retrouve ici l’idéologie libérale dans ce qu’elle a
de plus vicié : l’inégalité légitimée
par le gain. Un socialisme à monnaie de consommation procède
de l’inverse, accordant les avantages, la considération, le revenu,
à la qualité du travail, à la compétence,
aux responsabilités dé .la fonction, à la qualification,
à l’efficacité sociale de l’individu ou d’une équipe.
Un tout autre monde que Minc a choisi d’ignorer. Qui a jamais prôné
l’égalitarisme ? En le prenant pour cible, A. Minc enfonce une
porte ouverte ; ce n’est pas sur ce terrain qu’il lui faut espérer
se signaler par quelque originalité... Autre idée non
moins rabâchée : le partage du travail associé au
partage des salaires. Du moins cette solution simplette au problème
du chômage a-t-elle le mérite de libérer l’employeur
de tout souci. Partager le travail restant utile et nécessaire,
après élimination des emplois parasites, inutiles, nuisibles
ou futiles, accroîtrait l’espace de liberté au sein des
activités du temps de loisir, infiniment plus nombreuses et variées,
source d’enrichissement de la personne, de satisfactions pour soi-même.
Mais pourquoi lier cette diminution du temps de travail à une
perte de revenu, à une baisse de pouvoir d’achat comme si le
potentiel de production, l’immensité des stocks, ne suffisaient
pas à approvisionner les besoins des salariés à
leur taux actuel, ceux des retraités du temps de leur dernière
période d’activité ? En menant combat contre l’abondance,
le système du profit assume la pleine responsabilité d’une
situation aberrante, les fruits d’un siècle de progrès
technologique et scientifique, de la mise en oeuvre de quantités
fantastiques d’énergie multipliant l’effort humain, gaspillés
ou détruits : le travail prostitué au service d’un himalaya
d’inutilités. Ni Alain Minc ni ses pareils, socialistes ou libéraux,
nourris aux "idées reçues", incapables de s’en
libérer, ne semblent conscients de la nécessité
de dissocier les revenus de la durée de l’emploi. N’apparaît-il
pas évident que la machinerie financière s’est détraquée,
aux prises avec les crues de production, empêchant la consommation
de s’ajuster à un niveau de production en constante et rapide
progression ? Que le système du profit a plongé le monde
dans un redoutable merdier duquel il émerge seulement à
la faveur des guerres, leur préparation, et leurs séquelles
? Qu’il faut, enfin, changer la règle du jeu, en évacuer
le profit, ôter à la monnaie son caractère transférable,
origine de la plupart de nos maux ? Se priver ? Se sacrifier ? Afin
de garantir à des clans fortunés le privilège de
puiser dans le flux monétaire, de quoi former, aux dépens
du troupeau des malchanceux, des revenus de nabab ? Les sociétés
ont besoin, avant tout, de se libérer du joug qu’elles subissent
de la part du petit monde de l’argent, seul obstacle à une révolution
monétaire. Atteints de cécité, ces gens de finance
et la cohorte de leurs conseillers récusent cette autre révolution
qui gronde à leurs pieds, dont ils préparent le lit et
qui, un jour, balaiera leurs appropriations. Inconscients de la menace
qui pèse sur leurs biens, voire sur leur personne, ils ont choisi
de se noyer plutôt que de saisir la bouée qui leur est
tendue.
(1) Ed. du Seuil, Alain Minc
(2) Figaro Magazine (octobre 87)