Marxisme et abondancisme
par
Publication : février 1988
Mise en ligne : 16 juillet 2009
Ce qui se passe actuellement en URSS paraît
inquiéter certains marxistes, qui redoutent que ce grand pays
socialiste ne glisse insidieusement vers l’économie de marché.
Bien qu’il soit très difficile au Français moyen que je
suis d’apprécier ces changements, le bruit fait par la presse
occidentale autour des prétendues réformes de l’ère
Gorbatchev ne peut manquer de provoquer ma réflexion en tant
qu’abondanciste.
D’abord je suis porté à croire que ces réformes
(si réformes il y a) sont le fait non d’un caprice des gouvernants,
mais de la base. Si le gouvernement soviétique éprouve
le besoin de modifier certaines choses dans l’économie socialiste,
ce n’est évidemment pas pour s’auto-détruire, c’est pour
se prolonger. Sur la valeur des théories économiques du
marxismeléninisme, le citoyen russe me paraît mieux à
même de juger que le journaliste occidental ; et l’homme d’état
soviétique, perché, comme tous les gouvernants, au sommet
de la pyramide sociale, est fatalement plus sensible aux impatiences,
aux "émotions" de sa base populaire, qu’un théoricien
étranger dépourvu de responsabilités, et qui spécule
dans son fauteuil. Si quelque chose change en Union Soviétique,
j’estime que ce n’est pas l’Occident et sa contagion qui en sont responsables,
mais que cela vient de la réalité économique du
pays.
Ensuite, ces événements me paraissent confirmer qu’on
peut occulter quelque temps le désir d’abondance, mais qu’on
ne peut pas le faire indéfiniment. Sans doute, le Communisme
est, dans l’idéal et dans sa phase finale, Abondanciste ; sa maxime
n’est pas : "à chacun selon son travail", elle est
: "à chacun selon ses besoins", la justice devrait
servir à préparer les voies de l’abondance. C’est pourtant
sur cette justice que les révolutions marxistes se sont essentiellement
appuyées pour soulever les masses contre leurs oppresseurs. Et
il est vrai que les hommes sont prêts à mourir pour la
Justice, que, surtout dans un contexte de pénurie, c’est un idéal
d’une exceptionnelle attraction. Cependant, cette justice n’implique
pas l’abondance au contraire, c’est dans le dénuement que son
éclat se manifeste le mieux. Mais, si fort que soit cet idéal,
il ne paraît pas capable d’étouffer complètement
l’aspiration au bonheur. De ce que les peuples de l’Est, par leurs porteparole
officiels, n’ont parlé jusqu’ici que de justice, on a conclu
qu’ils ne parleraient jamais ni de bonheur, ni d’abondance. Certes,
celle-ci est suspecte à toutes les autorités morales et
politiques (sauf l’Abondancisme !) ; toutes sont d’accord pour dénoncer
l’inconsistance, les contradictions de ce bonheur vulgaire ; cela n’empêche
pourtant pas les hommes d’y rêver et de le faire quelquefois tout
haut, dans la rue ! N’a-t-on pas enterré trop tôt le Bonheur
sous la Justice ?
Enfin, ces -réformes (possibles) font réfléchir
sur le matérialisme et le spiritualisme. Bien sûr, le marxisme
est matérialiste il ne croit ni en l’âme, ni en un autre
monde ; il place le bonheur de l’homme sur cette terre. Pourtant, parce
qu’il a fait appel pour prendre le pouvoir à des idéaux
de justice distributive, il a été amené à
insister sur les mouvements dits "altruistes" auxquels il
a réduit la psychologie humaine. Depuis, il fait constamment
appel à des sentiments généreux, ce qui lui attire
d’ailleurs la sympathie de beaucoup d’esprits religieux ; concrètement,
la conduite qu’il exige du citoyen ressemble beaucoup plus aux injonctions
des morales "spiritualistes" les plus traditionnelles qu’à
un matérialisme, si dialectique qu’on l’imagine’ De cette dérive
idéaliste et spiritualiste du marxisme révolutionnaire,
les théoriciens du sommet n’ont guère conscience et pour
cause ! Mais les Soviétiques de la base la comprennent fort bien,
et le disent. C’est ce que montre le petit livre de l’écrivain
officiel Fiodor Abramov, ancien Secrétaire de l’Union des Ecrivains
: Autour et Alentour (*). Les kolkhoziens qu’il met en scène
font parfaitement la différence entre leur pure conscience de
communiste, qui n’a de valeur tangible, matérielle, nulle part,
même pas auprès des officiels, qui ne peut leur donner
qu’un bonheur "idéaliste", et les poireaux, les champignons,
la vodka, le lait de leur vache, la fête qu’on organise pour qu’ils
consentent à voter, tous biens tangibles, dont ils ont absolument
besoin, et qu’ils se procurent contre les directives officielles, ont
absolument besoin, et qu’ils se procurent contre les directives officielles,
quand celles-ci oublient de s’en préoccuper ! Cette situation
me paraît souligner l’originalité absolue de l’Abondancisme.
Ce que j’ai toujours admiré dans le mouvement de Jacques Duboin,
c’est qu’il ait eu l’audace de l’appeler "Abondancisme". Il
fallait en effet un certain courage intellectuel pour faire de l’abondance
des biens matériels un idéal ; ces satisfactions vulgaires
sont en général boudées par l’élite de la
pensée. Il faut de l’audace pour rappeler qu’au-dessus et au-delà
de la lutte pour la Justice, il y a la lutte pour le Pain et que cette
lutte ne consiste pas à exiger un minimum : le pain, cela devient
l’installation sur cette terre, l’exploration, quasiment infinie, des
ressources, de tous ordres, que nous donne cette matière dont
nous sommes faits et dans laquelle nous vivons.
Combien de doctrines demandent aux individus de sacrifier leurs plaisirs concrets, d’adopter ces attitudes anti-naturelles qui consistent à donner la mort, la souffrance, et à les recevoir, tout cela au nom d’un idéal placé ailleurs, dans un autre monde, ou dans un avenir réputé radieux ? Pour ces idéaux, des milliers d’hommes ont consenti des sacrifices extraordinaires, et provoqué du même coup des hécatombes épouvantables (parce qu’il y a toujours une double lecture de l’événement, celle du vainqueur et celle du vaincu !). Mais un jour ou l’autre, le sens de la Terre revient, la nature physique réclame son dû. Les événements récents en Union Soviétique prouvent-ils que J. Duboin avait raison, que l’abondance est partout perçue comme un authentique idéal ?
(*)Editions l’Age d’Homme