Vers la privatisation des nations


par  D. BLOUD
Publication : février 1988
Mise en ligne : 16 juillet 2009

Le système économique dit "libéral" ou "de marché" me paraît comparable, dans son mécanisme, au "jeu de l’avion" qui a fait fureur récemment à Genève.
La monnaie est en effet créée à 90 % par les banques (1) sous forme scripturale. Or, en même temps que cet instrument est créé, son intérêt ne l’est pas ; ce qui oblige à de nouveaux emprunts et à l’accumulation des débits, avec le même effet multiplicateur que "l’avion". Pour s’en sortir, chacun doit transférer à d’autres la charge du paiement.
Il existe une confusion entre l’argent-dette émis par des jeux d’écriture bancaires et l’argentbanque-centrale (correspondant à l’argent de poche des nations).
La réserve fédérale des Etats-Unis est, rappelle le Sénateur Metcalf, "une corporation bancaire sous contrat privé", à laquelle le Congrès a remis, en 1913, son propre pouvoir de créer la monnaie.
Seul Lincoln avec ses "greenback" en 1861-1865, puis Kennedy quelques mois avant sa mort, ont réussi à émettre une monnaie d’Etat non bancaire. L’on sait comment ces expériences ont été arrêtées...
Il existe donc une confusion entre l’argent-dette émis par des jeux d’écriture privés (ne coûtant que du papier et de l’encre) et l’argentnuméraire émis en billets et pièces par la banque centrale d’un pays. Il s’agit de masses différentes, suivant des lois différentes parce qu’issues d’organes privés d’une part, publics de l’autre. Si les banques centrales se permettaient d’émettre leur propre monnaie nationale comme Lincoln et Kennedy, et aujourd’hui Alain Gardia au Pérou (2), sans intérêt, il est évident que le mythe de la "dette" bancaire pourrait s’évaporer comme les plus-values spéculatives de la Bourse, ce qui assainirait le marché.
Mais toute tentative d’un organisme d’Etat d’émettre sa monnaie est vigoureusement contrée par le système privé, à témoin les cris d’orfraie des banques devant l’idée des PTT suisses de rémunérer leurs dépôts. Une telle évolution devient dangereuse car le spectre de la "dette" comptable, agité devant les gouvernements, conduit certains de ceux-ci à céder, en remboursement, des obligations d’Etat et des participations à leurs capitaux nationaux (cas récent de la Pologne, qui propose des parts dans ses entreprises d’Etat, nationales, pour solder des écritures, ou de l’URSS, qui vide maintenant ses stocks d’or).

Un tel processus de remboursements par actifs d’Etat conduirait tout naturellement les gouvernements à remettre les forces vives de leurs pays aux mains des détenteurs du pouvoir de création de l’argent (donc les banques à 90 %) ; en échange d’écritures, de radiation d’autres écritures, purement comptables ! Cela peut paraître absurde et grotesque, mais c’est ce que l’on constate actuellement. De même que la banque Morgan a financé les Alliés pour la deuxième guerre, contre remboursement s’entend, de même les banques privées modernes (groupées sous l’égide du FMI, lequel ne fait que gérer une situation de domination privée) échangent peu à peu leurs écritures contre des portefeuilles d’obligations d’Etat, par des opérations de "stérilisation" dont personne ne croit à l’efficacité, les changes suivant à la baisse la remise progressive des pouvoirs centraux aux mains privées.
Dans le système actuel, chaque nation achète constamment sa place dans un "avion" où il faut vite trouver de nouveaux clients (exportations) pour continuer le jeu et avoir une chance de dégager des profits. Si chacun doit "exporter ou mourir", selon la formule consacrée, il est évident qu’il faudra que beaucoup de pays meurent pour qu’un ou l’autre gagne ! Le dernier pays qui pourra exporter à tous les autres pour continuer à régler ses dettes (scripturales) finira automatiquement, par le jeu d’intérêts composés, par devoir aussi, remettre son portefeuille d’actifs au système bancaire privé. Ensuite commencera un nouveau césarisme sécuritaire auprès duquel "1984" serait un paradis, à notre avis. Le vieux complexe d’Icare (ou de Prométhée) n’aura jamais pu mieux s’incarner que dans le capitalisme délirant et ses "avions" pour perdants !

(1) Selon J. Ribaud dans "Controverse sur la Banque et la Monnaie", dans la "Revue Politique et Parlementaire, en 1986.
(2) Qui a compris ce qui est le titre d’un livre paru en 1982 sous la plume collective signée Thomas Lefranc : "`L’imposture Monétaire".