Les deux mondes

Éditorial
par  M.-L. DUBOIN
Publication : février 1988
Mise en ligne : 16 juillet 2009

L ’EMISSION de télévision de l’A2, "Les dossiers de l’écran" du mardi 12 janvier fut édifiante à plus d’un titre...
Elle commençait par un film, l’histoire romancée de Marthe Hanau. Film qui n’a pas que le mérite de nous montrer la fascinante beauté de l’actrice Romy Schneider. Il rappelait le mécanisme par lequel s’enrichissent bien des escrocs de grande envergure : d’abord bluffer pour se faire confier quelques fonds, en promettant de gros intérêts (8 % dans cette histoire qui se passait sous la Troisième République) ; puis verser de gros dividendes aux premiers clients, avec de l’argent frais confié par de nouveaux gogos ainsi mis en confiance. Ensuite, c’est inévitablement la course en avant : il faut toujours de nouveaux clients pour verser aux précédents les intérêts promis, plus attractifs que ceux versés par les établissements ayant pignon sur rue (les banques à cette époque versaient 1 % d’intérêts).
Jusqu’à la chute ou la fuite.
Autre intérêt du film : montrer le pouvoir des gros banquiers sur le pouvoir politique. On a pu voir quelle main-mise avait sur le Président du Conseil un financier, le président d’une grande banque, qui ressemblait fort au président de Paribas, Horace Finally, dont mon père gardait un souvenir marquant (1).
Enfin ce film montrait l’espoir parfaitement illusoire qui peut s’emparer des naïfs à qui on promet, pour les amener à confier leurs économies, de devenir actionnaires : Marthe Hanau avait montré, il y a plus de cinquante ans, la voie du "capitalisme populaire", suivie par les libéraux qui nous gouvernent.
Mais le débat qui a suivi le film était également fort instructif, par les contradictions et les énormités qui y ont été proférées. Le comble a peut-être été atteint par F. d’Harcourt, député,’ RPR. Celle-ci nous a doctement expliqué, à quelques minutes d’intervalle, d’une part que c’est un devoir d’apporter ses économies aux entreprises françaises pour les aider (à "créer des emplois" a-t-elle ajouté !) et d’autre part que si les valeurs avaient tant perdu, récemment, en Bourse, c’était la faute -de l’étranger, de la Bourse de New-York, de Tokyo, de Londres, etc..., dont l’impact sur les valeurs françaises est maintenant immédiat.
Effectivement, une déclaration d’un expert en affaires, le célèbre Bernard Tapie, faite devant la presse à Lyon, le 14 janvier, est édifiante à ce sujet : "La Bourse... est dingue", a-t-il dit, "le cours Terraillon a été multiplié par cinq brusquement, ce que je trouvais sot, puis divisé par quatre, ce qui est encore plus sot, sans qu’il se soit rien passé d’anormal dans l’entreprise. Au contraire, nous connaissons une croissance de 30 à 40 % par an !".
Le lendemain, 15 janvier, la Bourse de Paris subissait des bas et des hauts, dans l’attente du chiffre donnant le déficit du commerce extérieur des Etats-Unis. Quand ce chiffre apparut plus faible que celui du mois précédent, donc plus faible que prévu (treize milliards de dollars... "seulement"), la Bourse a clôturé à la hausse : + 4 % pour les valeurs françaises. Autrement dit les boursicoteurs français se réjouissent de ce que le déficit du commerce américain ait diminué, c’est-à-dire que les Américains aient un peu plus exporté, c’est-à-dire que les Français risquent d’un peu moins exporter, donc, globalement, de moins vendre (d’autant moins que, par la même occasion, le cours du dollar US a remonté. La Bourse française monte quand les entreprises françaises vendent moins !
Alors, il faut savoir : la Bourse reflète-t-elle, oui ou non, la santé des entreprises ?
Interrogées sur ce qu’étaient devenus les milliards (deux mille, paraît-il) de dollars de chute des cours pendant le krach d’octobre dernier, ni la député, ni la banquière, ni l’agent de’ change, ni la femme d’affaires n’ont "su dire, et pour cause, où ils sont passés...
Autre moment épique au cours du débat l’envolée lyrique de Florence d’Harcourt expliquant qu’elle tenait à ce que beaucoup de petits porteurs achètent, comme elle l’a fait, des actions de TF1 pour pouvoir, étant nombreux, agir sur les programmes, faire valoir leur volonté qu’il y ait moins de violence à l’écran (Je me suis demandé, en l’écoutant, est-elle idiote ou nous prend-elle pour des idiots ?). La réponse est venue dans le journal du’ lendemain : sous le titre "la grogne des petits porteurs", l’article du "Monde" commençait "Je suis un petit actionnaire de TF1. C’est pourtant par la presse que j’ai appris la tenue d’une assemblée générale. Ma banque était incapable de me donner la date de la réunion, ni la marche à suivre pour y participer. J’ai eu les renseignements juste à temps pour prendre le train et venir ce matin à Paris. Un grand groupe de communication comme le vôtre, M. Bouy gues, pourrait-il se montrer un peu plus proche de ses actionnaires  ?". Il continuait en expliquant que "le petit homme à cheveux blancs" qui s’exprimait ainsi, "n’était pas content et qu’il n’était pas le seul, le lundi 11 janvier, dans une salle Pleyel à moitié vide" où pendant une heure des actionnaires se sont succédé au micro, posant les mêmes questions : "Pourquoi ne pas faire siéger leurs représentants au Conseil d’administration, pourquoi ne pas les associer à la gestion de la chaîne ?" Et le journal poursuivait : "Sur la scène... le viceprésident de la chaîne, entouré de MM. F. Bouygues et R. Maxwell, oppose à toutes ces demandes une fin de non-recevoir polie mais ferme"...

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Participait aussi au débat des "Dossiers de l’Ecran" une poupée toute en sourires. Elle nous a expliqué qu’elle éprouve une grande admiration pour les gens qui sont capables de gérer leur argent. Parce que, elle, vraiment, la finance, elle n’y connaît rien. Ce n’est pas son domaine, celui-ci étant, probablement la littérature (spécialité la psychologie, peutêtre ?). Mais l’argent, non, vraiment, elle ne sait pas comment il faut le manier. Alors elle laisse faire son mari, qui est beaucoup plus compétent.
Quant on sait que ce mari s’appelle M. de Rothschild, on pousse pour elle un soupir de soulagement. La fortune des Rothschild s’est sans doute édifiée plus honnêtement que celle du père J.D. Rockefeller (2), dont E. Ruggieri raconte l’épopée le matin sur France-Inter ; elle est en tout cas assez grande pour permettre à Nadine de dépenser sans compter...

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Il n’en va pas de même pour la grande majorité des femmes. Elles sont bien obligées, elles, qu’elles aiment ou non, de gérer des budgets. Et ce n’est pas facile quand il rentre peu d’argent au foyer. Elles le font le plus souvent avec beaucoup d’habileté. Alors pourquoi sont-elles si peu nombreuses à utiliser leur compétence pour essayer de comprendre les rouages financiers de l’économie ? Pourquoi, comme tant d’hommes d’ailleurs, s’imaginent-elles que ces questions sont l’affaire de spécialistes, et laissent-elles ainsi les économistes si mal gérer les ressources (les VRAIES richesses) de notre planète ?

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C’est pourtant ce comportement de soumission, bien trop répandu, qui permet la cassure de notre société en deux mondes : un tout petit nombre de meneurs qui décident du sort de tous les autres.

(1) J. Duboin était alors sous-secrétaire d’Etat au Trésor. Il voulut réaliser une stabilisation du franc. Ceci ne faisait pas l’affaire d’H. Finally qui lui dit qu’il l’en empêcherait, au besoin en faisant tomber le gouvernement. Ce qu’il fit.
(2) Le père de J.D. Rockefeller se faisait passer pour médecin auprès des Indiens pour leur vendre une potion anti-cancer, qui n’était en fait que de l’eau. Comme il avait appris que les Indiens attribuaient des vertus surnaturelles aux sourds-muets, il se fit passer pour sourd-muet, ce qui, par la même occasion lui évitait d’avoir à répondre aux questions qui l’embarrassaient...