Coquetterie ?

Éditorial
par  M.-L. DUBOIN
Publication : décembre 1986
Mise en ligne : 10 juillet 2009

Se faire « refaire la façade » par des spécialistes peut paraître, pour un journal qui a passé la cinquantaine, pure coquetterie. La vérité est que si nous avons décidé de mettre notre journal à la mode, c’est que nous ressentons le besoin de nous faire entendre et que « La Grande Relève » nous paraît pour cela le moyen le plus efficace s’il réussit à être largement diffusé.

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Quand Jacques Duboin publia, après le krach de 29, ses livres « Nous faisons fausse route (1) » et «  La grande relève des hommes par la machine (2) », personne à part lui, n’avait encore compris les conséquences de la révolution technologique qui commençait. Dans son journal, puis dans d’autres ouvrages, il annonçait pourtant « La grande révolution qui vient (3) » et expliquait que «  ce qu’on appelle la crise (3) » n’était pas une crise passagère, « conjoncturelle » mais l’indice d’une véritable mutation de nos modes de vie : il montrait que cette révolution technologique offrait à l’homme la possibilité d’une véritable « Libération » (4) à condition qu’il ait la sagesse d’opérer une révolution de même ampleur dans ses habitudes socio-économico-financières. Et il avertissait que, faute de cette adaptation, le monde s’enlisait dans une situation absurde décrite par « Kou, l’ahuri »  : « la misère dans l’abondance » (5). « L’ère des loisirs, écrivait-il, fait son entrée dans le monde par la porte basse du chômage ». Hélas, son cri d’alerte ne fut entendu que par quelques milliers de gens, mais les économistes de l’époque ne le prirent pas au sérieux. Si bien que le chômage des années 30 ne fut résorbé, et seulement pour quelques temps, qu’au prix de la Seconde Guerre Mondiale. Depuis,- La grande révolution » a repris de plus belle, et le monde, avec tous ses spécialistes en économie, l’a laissé se transformer en une monstrueuse absurdité : des milliards d’êtres humains crèvent de faim cependant que d’autres se désespèrent de ne pas trouver de clients pour ce qu’ils appellent leurs « surproductions » !

Et voilà pourquoi nous voulons pouvoir hurler « Arrêtez ces massacres ! Ils ne servent à rien. Ouvrez les yeux : il est enfin possible aujourd’hui de faire tellement mieux et sans sacrifier personne. Puisque les moyens existent potentiellement de fournir à tous de quoi vivre, puisque les problèmes qu’a posés la production, au cours des siècles, sont aujourd’hui résolus, attachons-nous à résoudre ceux que pose la distribution du pouvoir d’achat. Même si pour y parvenir il faut faire preuve d’imagination ! »
Nous voulons les moyens de hurler ceci parce que nous estimons que cela nous concerne tous. Les spécialistes, les économistes, ont fait leurs preuves.
Ils ont mis plus de cinquante ans à seulement comprendre que la fameuse « crise » est « structurelle » citons par exemple « Le Monde » du 31 octobre dernier, où dans un article intitulé « La fin des travaux forcés », Pierre Drouin reconnaissait que « Bien que de experts ont dû ranger au magasin des accessoires des enseignements complètement condamnés par les faits... et il est malheureux de dire que le seul « remède » qui ait vraiment réduit drastiquement le chômage fut la préparation de la guerre et la guerre elle-même ». Cinquante ans pour arriver à cette constatation. Et il ajouta enfin : « L’illusion la plus périlleuse est de penser que dans l’état de la société et des technologies nouvelles une croissance même forte aura raison du chômage ». Il ne faut donc pas désespérer des économistes... mais il est plus prudent de ne pas compter sur eux pour faire évoluer les mentalités au rythme de l’évolution des techniques. Un autre spécialiste en économie, du même journal, Paul Fabra l’écrivait lui-même, deux jours plus tôt, dans sa chronique : « les économistes sont isolés par rapport aux autres professions et par rapport à la matière qu’ils traitent, pour la bonne raison « qu’il n’existe pratiquement plus, aujourd’hui, en fait de sciences économiques, qu’une pensée officielle ». « De nos jours, ajoutait-il, les gouvernements, les grandes entreprises, les institutions internationales (OCDE, FMI, CEE) font appel à un grand nombre d’économistes, et ce que ces organisations leur demandent... « c’est non pas qu’on leur ouvre de nouvelles voies, mais qu’on leur donne les moyens et les justifications DE SE PERPÉTUER » (6) !

Donc, n’attendons rien de ce côté.
Côté politique ? Politiciens et économistes : même combat, même politique, même conservatisme. De plus, les campagnes électorales sont devenues de « grosses affaires » de publicité. La France, et les autres pays occidentaux, s’alignent sur le modèle des États-Unis où le parti républicain vient de mettre 500 millions de dollars dans la campagne des législatives partielles... (et s’est fait battre). Nous pouvons donc bien avoir de meilleures idées que Reagan à proposer, mais comme nous ne disposons pas de telles sommes, les instruments de la « démocratie  » ne sont pas nous !

Alors ?
Alors il nous reste la réflexion et la volonté de toutes celles et de tous ceux qui en ont ras-le-bol de politiciens, d’économistes et de médias qui ne leur apportent plus ni espoir, ni illusion. Tous ceux qui, comme Matias (7) ont pris conscience que c’est au niveau de son organisation économique que notre société a, de toute urgence, besoin d’un projet constructif., Tous ceux qui, comme ce lecteur qui nous écrit du Pradet (8), ressentent l’inutilité de luttes éparses, fussent-elles les plus nobles (Tiers- Mondistes, écologistes, anti-racistes, etc...) si elles ne font pas bloc pour s’attaquer à un pouvoir économico-financier implacable... et qui tire sa toute-puissance de notre consentement !
Or, ce tacite consentement n’est en général que le résultat d’un manque d’information ou d’un manque de réflexion. Manque d’information, par exemple, sur les nombreuses possibilités de production que notre XXe siècle vient d’acquérir. Manque de réflexion ou d’imagination pour oser chercher les moyens de mettre tant de possibilités au service de TOUS.

Cette prise de conscience est notre objectif.
C’est malheureusement un problème d’audience. Dans un monde conditionné par une publicité monstrueuse, nous ne pouvons pas nous battre par des campagnes dont la plus timide exige des millions. Alors, nous avons choisi la seule voie qui nous soit accessible, grâce à la loi sur la presse, pour tenter de toucher partout où ils se trouvent les gens « de bonne volonté » : la diffusion d’un journal mensuel.
A priori, cela pourrait paraître une gageure. Cependant ce journal qui ne reçoit pas de subsides comme tant d’autres, qui n’est aidé ni par de la publicité, ni par des journalistes de métier, est-il arrivé à battre tous les records du genre : voilà plus de cinquante ans qu’il parait, par la seule volonté de ses abonnés !
Pourquoi ? Mais parce qu’il possède une force contre laquelle personne ne peut rien : il est dans le vrai, car ses analyses s’appuient sur la simple constatation des faits. Et de plus, ses propositions vont dans le sens de l’évolution. Dans un monde qui s’écroule par une monstrueuse et stupide fuite en avant, il propose une issue logique, simple, et qui ne lèse personne. C’est ce qui explique que quiconque a, un beau jour, compris nos analyses et nos propositions ne peut plus en démordre tout ce qu’il voit le conforte dans ses convictions ! Voilà pourquoi il existe des « distributistes  » dans tous les milieux, du PDG au chômeur. De l’O.S. à l’informaticien, ils veulent dire à ceux qui, plutôt qu’à se battre sans cesse CONTRE leurs semblables aspirent à vivre AVEC eux : « Un monde formidable de possibilités s’offre enfin à l’humanité en ce XXe siècle, si bien que ce qui était, hier, encore, rêves d’utopistes devient aujourd’hui réalisable : prenez-en conscience pour que nous en profitions tous ». C’est pour faire entendre ces voix de la raison qu’il faut que notre journal puisse être lu par la foule de tous ceux qui n’en ont jamais entendu parler. C’est l’objectif de cette nouvelle série, avec son nouveau « look » en couleurs et sa BD de dernière page, à suivre... si nos abonnés ajoutent leur travail de diffusion (démarches auprès des revendeurs ?) à nos efforts pour être très «  présentables ».
Pourquoi maintenant ? Parce que l’évolution des faits économiques, qui conforte la base de nos propositions d’une société d’abondance, vient- enfin - de faire évoluer les mentalités. Il y a eu, certes, une très longue mise en route -au début du siècle quiconque émettait l’idée qu’un travailleur puisse être autorisé à se reposer le dimanche, et même quelques jours en été, tout en continuant à toucher un salaire, passait pour utopiste. Au milieu du siècle, on en est pourtant arrivé à trouver normal que des allocations soient accordées à des chômeurs. Bref, l’idée de verser des revenus sans compensation d’un travail s’est imposée lentement.
Mais elle est en train de s’accélérer. Nous avons rapporté récemment sur les débats d’un colloque international qui eut lieu à Louvain, en septembre dernier, autour de l’allocation universelle : une allocation qui, versée à tous, homme, femme, enfant, sans aucune enquête sur ses conditions de vie, d’emploi ou de revenus, assurerait une véritable autonomie économique. C’est donc la reconnaissance des droits économiques qui entre dans les esprits.
Nous n’en sommes pas à l’économie distributive, car ces allocations sont toujours conçues comme devant être prises dans la poche des uns pour être REdistribuées aux autres. C’est qu’on n’a pas encore pris la mesure de l’immensité de l’héritage dont notre époque bénéficie et l’idée «  qu’il y aura toujours des pauvres » fait tolérer une société duale au milieu de l’abondance. Puisqu’il a fallu plus de cinquante ans aux plus éclairés des économistes pour comprendre que la sueur n’est plus nécessaire pour faire le pain, ne nous étonnons pas qu’il y ait des associations de chômeurs qui sont incapables d’imaginer une autre revendication que celle d’un emploi (utile ou non, d’ailleurs), mais rejouissons-nous qu’il y en ait d’autres (9) -enfin ! - qui ne mangent pas de ce pain là et qui réclament des revenus pour tous, parce que, pour elles, le travail n’est qu’un moyen, il n’a jamais été une fin. Ainsi leurs aspirations, comme celles des promoteurs de l’allocation universelle, rejoignent les nôtres : il ne s’agit pas de revendiquer une aumône, ou une cotisation, pour certains, parce qu’ils ne trouvent pas à se vendre sur le marché du travail. Il nous reste encore à faire comprendre que l’abondance, bien exploitée, permet maintenant de DISTRIBUER à tous, non pas un minimum, mais un optimum vital.
Dans un contexte où l’opinion publique est conditionnée par les médias, les politiciens, les banquiers, les assureurs et autres affairistes pour avoir le culte de l’argent, pour considérer qu’en gagner en jouant en Bourse est une preuve de grandes vertus et que la spéculation est un art, etc..., etc..., notre tâche nous amène sans doute à aller à contre-courant. Mais puisque nous ne sommes plus seuls, redoublons d’efforts en pensant qu’au fond, le seul reproche qu’on ait fait à J. Duboin et contre lequel il n’eut rien à répondre, est d’avoir « eu raison TROP TÔT » ! Continuons donc à être en avance sur l’opinion générale, puisque nous sommes suivis. L’important, c’est de ne pas avoir compris TROP TARD !

(1) Publié en 1931 aux Editions des Portiques.
(2) Publié en 1932 chez Fustier.
(3) Publié en 1934 aux Editions Nouvelles.
(4) Livre publié en 1937 chez Grasset.
(5) Livre publié en 1935 chez Fustier et réédité en 1982.
(6) Voir ci-dessous plus de détails dans le « Fil des jours  ».
(7) Voir son témoignage ci-dessous.
(8) Voir en page « courrier ».
(9) Par exemple l’Association des Chômeurs et des Précaires, 53, av. des Gobelins 75013 Paris.