Le marché
par
Publication : novembre 1986
Mise en ligne : 7 juillet 2009
Nombril de notre univers économique, point
de mire des producteurs et des négociants, le Marché ne
figure pourtant qu’une très minuscule planète de cette
vaste nébuleuse au sein de laquelle continuent d’errer mille
besoins cherchant en vain à se manifester, durant que mille efforts
s’y perdent et s’y dispersent attendant que soit fécondé
tout un potentiel énergétique et humain. Univers sans
vie, univers mort aux besoins qualifiés d’imaginaires, tel apparaît
ce no man’s land économique ignoré de l’économètre
et du statisticien, bien qu’il grouille d’une humanité débordant
d’appétences.
Libre ou organisé, le Marché a ses lois, ses conventions.
Aux dires de ses partisans, le libre marché sélectionnerait
les meilleurs en éliminant les incapables. Il sanctionnerait
les mauvaises gestions, cause de gaspillages, favorisant ainsi le consommateur
auquel il garantirait le plus juste prix. De tels propos procurent sans
doute un certain confort intellectuel, mais il convient de les tempérer
par quelques remarques serrant de plus près la réalité.
Libre marché, libre concurrence, ces mots pièges font
penser au libre- renard admis à pénétrer dans un
libre-poulailler pour y saigner de libres-poulets. Le Marché
s’est organisé sous la pression des circonstances en vue de faire
front aux débordements de production qui, à tout instant,
peuvent entraîner l’écroulement des prix, des ruines, des
faillites, des licenciements, des désordres sociaux, des bouleversements
politiques.
Les dimensions du Marché, l’étendue de ses débouchés
SOLVABLES, ne s’ajustent qu’accidentellement aux dimensions de l’offre,
le divorce ayant tendance à s’aggraver entre les cadences de
production et la progression, moins fantasques, des revenus. Alors que
dans un marché sous-approvisionné, l’ajustement de l’offre
à la demande s’effectue sans difficultés au moyen de hausses
de prix, « l’emboîtage », dans un marché surapprovisionné,
met en jeu, toute une série de mesures, de roueries, d’astuces,
d’artifices, en vue de soutenir les prix, en vue de contenir l’offre,
de la limiter à la capacité d’absorption du Marché.
D’autre part, l’emboîtage est tenu d’observer des délais
tels que l’accumulation des stocks ne franchisse pas le niveau défini
au planning de l’entreprise.
C’est dire l’âpre lutte à laquelle doivent
se livrer les offrants pour tenter de substituer leurs pro
pres ventes à celles d’autrui, le souci de survivre commandant
à chacun de provoquer la mort commerciale d’un concurrent, de
se réjouir des épreuves qui l’accablent, d’une maladie,
d’un incendie, d’un accident, de tout ce qui peut conduire à
réduire son activité.
Tous les malchanceux seraient-ils des incapables ? Doit-on considérer
comme tels le petit exploitant qui, en dépit d’efforts consciencieux
et des excellents rendements obtenus, n’arrive plus à vivoter
sur le produit de ses ventes ? Et cet autre, victime des intempéries,
d’une épizootie ? A ce compte, ne devrait-on pas ranger parmi
les incapables, les rapatriés, les sinistrés, les victimes
des guerres ?
En revanche, l’Economie de Marché fait la part belle aux ruffians,
aux escrocs, aux voleurs, aux spéculateurs, aux affameurs, aux
profiteurs de guerres, aux joueurs, aux tricheurs, aux fraudeurs, aux
intrigants, aux concussionnaires, aux bien-nés, aux usuriers,
aux faussaires, aux élus de la chance et du hasard, aux catins,
à ceux qui pourrissent les consciences, corrompent et dépravent
nos sociétés.
Le consommateur roi ? l’arbitre du Marché ? Drôle de sire
en vérité que les publicistes prennent par le bout du
nez pour le conduire là où il n’avait nulle envie de se
rendre ! Singulière liberté que celle du consommateur anesthésié
de propagandes, submergé d’injonctions, abruti d’images et de
sons, et auquel est imposée la lourde charge de subvenir, bon
gré, mal gré, à l’entretien d’innombrables parasites,
aux inconvenantes dépenses de ceux qui s’enrichissent à
ses dépens, au financement d’opérations totalement étrangères
à son mieux être, ou dénouées de toute utilité
en soi.
Le consommateur à revenus fixes serait bien niais d’attendre
du Marché quelqu’avantage de prix dû aux effets de la concurrence.
Les rabais passagers qui apparaissent ici et là, ne durent que
le temps de soulever la clientèle d’un concurrent. Toutefois,
à cette méthode jadis classique, tend à se substituer
de nos jours, l’autofinancement d’une publicité démentielle
qui, tout en raffermissant les prix, ne manque pas de procurer emplois
et profits.
Sans la socialisation de maints débouchés,
sans cette razzia de l’épargne à travers l’impôt,
les services imposés et les prix, sans l’intervention de l’Etat
à presque tous les stades de l’activité économique,
sans les gaspillages, sans les guerres, sans les armements, sans ce
recours constant aux formules malthusiennes, destructions et stockages,
sans la mise en condition du public, les perspectives du Marché
seraient aujourd’hui infiniment plus tragiques.
Faut-il se réjouir pour autant de traîner un pareil boulet
devenu de jour en jour plus pesant, plus incommode, plus frustrateur ?
Doit-on toujours reprocher à nos paysans de trop belles récoltes
réputées INUTILES lorsque le Marché les refuse ?
Doit-on continuer d’endiguer cette fausse abondance appelée cependant
par des millions de foyers si rarement responsables de leur impécuniosité,
entourés d’inaccessibles richesses dont l’écoulement reste
si lent durant que les besoins bouillonnent
N’est-ce pas faire preuve d’un singulier égarement de l’esprit,
que de conclure, comme le font des moralistes et de pseudo-humanistes
trompés par les apparences, à l’efficacité de l’Economie
de marché, en passant sous silence les destructions et les millions
de morts dûs aux guerres, les gigantesques gaspillages, les déperditions
d’efforts, tout ce déchet matériel et humain sur lequel
repose une fragile prospérité constamment remise en cause ?
Toutes les guerres ne visent-elles pas à de nouveaux partages
des Marchés, à l’élargissement des débouchés
tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des
frontières ? Enfin, n’intervenant qu’après que des équipements
aient été construits pour être ensuite détruits
ou abandonnés, les faillites ne plongent- elles pas en outre
dans la gène des salariés irresponsables ?
L’Economie de marché entrave le Progrès. Elle stérilise
les inventions susceptibles d’allonger les durées d’usage, de
détruire une rente de rareté, de menacer un investissement
avant qu’il ne soit amorti. Des médecins trouvent normal d’abandonner
leur clientèle si les soins qu’ils prodiguent ne les enrichissent
pas assez vite.
N’incriminons pas les Hommes. C’est au système économique,
devenu foncièrement taré, radicalement vicié, qu’il
faut s’en prendre, et à lui seul. Cet humanisme auquel se réfèrent
si souvent nos grands affairistes ne saurait trouver sa place dans un
jeu pareillement cruel, barbare, impitoyable, si parfaitement amoral,
conçu pour écraser ceux que le hasard a rendu impécunieux,
incitant chacun à se réjouir du malheur des autres chaque
fois qu’un profit en est escompté.
La capacité fiscale des assujettis impose sa limite aux débouchés
artificiels créés par les dépenses de l’Etat, alors
que les forces de production prennent de jour en jour plus d’ampleur.
Est-ce à dire que l’effondrement du Marché serait proche,
ou bien devrons-nous subir à nouveau les périls d’une
guerre chaude ou tiède qui, par ses destructions, l’aidera à
respirer en desserrant ce carcan qui l’étouffe : la profusion
des richesses ?
Finira-t-on par admettre que puisse naître un Marché LIBRE
sur lequel une production LIBRE, libérée de tous ses freins,
irait sans effort, grâce à ses prix dissociés des
coûts, grâce à d’autres usages monétaires,
à la rencontre du consommateur, jusqu’aux confins de cette « nébuleuse »
considérée aujourd’hui comme « off limits ».
Mais nos faux « sages » nous embarquent, contre notre gré,
sur un chemin qui n’est ni celui de la raison, ni celui du bon sens.