Revenu garanti : Bonne ou mauvaise idée ?
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Publication : novembre 1986
Mise en ligne : 7 juillet 2009
Le revenu garanti est décidément dans le vent... En même temps que se tenait à Louvrain-la-neuve le colloque dont nous avons rendu compte le mois dernier, P. Fabra s’attaque à l’idée même de revenu garanti... et R. Marlin lui répond :
Jacques Duboin ayant été, comme dans
beaucoup d’autres domaines de l’économie, un précurseur
en matière de revenu social, notre mensuel a publié de
nombreux articles à ce propos. En juillet 1985, ainsi qu’en janvier
et mai 1986, la reprise de cette idée dans la plate-forme du
P.S. en vue des élections législatives de mars et des
réalisations par certaines municipalités nous ont fait
revenir sur le sujet. Il est de nouveau bien entendu qu’il s’agirait
d’une application en régime capitaliste, pouvant d’ailleurs se
ranger parmi les mesures de transition, et non pas de revenu social
tel que nous l’entendons dont le caractère essentiellement différent
serait d’être maximal et non minimal..
« Le Monde », dans ses pages économiques datées
du mardi 26 août 1986, reproduit une chronique de Paul Fabra intitulée :
« une fausse bonne idée : le revenu minimum garanti »
intéressante, non par des objections nouvelles propres à
enrichir la discussion, mais par deux arguments souvent utilisés
et qui le sont aussi par les opposants à nos thèses. Mais
résumons d’abord l’étude de Paul Fabra.
Comme il est habituel au « Monde » le journaliste
prend bien soin de ne jamais se référer à Duboin,
mais à un certain Serge Milano auteur de « La pauvreté
en France » (1) et de « Revenu minimum social : un droit local
à la solidarité » dans la revue « Futuribles »
de juillet-août. Il rappelle la position du P.S. et actualise
la question par deux interviews de son journal les 8 et 20 août ;
la première où Philippe Séguin ministre des affaires
sociales et de l’emploi avouait, avec un certain courage, mais aussi
pour prévenir les critiques futures, qu’il y aurait un nombre
« incompressible de 2 à 2,5 millions de chômeurs »,
la seconde, réponse d’Edmond Maire, secrétaire général
de la C.F.D.T. : « Le chômage peut être vaincu »
paraît-il par une déréglementation de l’emploi !
Afin de ne pas déformer la pensée de M. Fabra, citons
sa première phrase-clé qui vient juste ensuite :
« Si, en conformité avec ce que pensait pendant les années
30 Keynes, mais en contradiction avec ce qu’à toujours proclamé
le grand courant de la pensée économique libérale,
le pessimisme du ministre... était justifié, la question
se poserait inévitablement de savoir dans quelle mesure il conviendrait
de prévoir de nouvelles formes de revenus, pas nécessairement
liées avec le travail, fut-il passé (2) (l’homme aujourd’hui
privé de son emploi est indemnisé en fonction de celui
qu’il occupait) ».
Ainsi, mais seulement un instant, rassurez-vous (!!), et avec quelles
contorsions P. Fabra envisage l’attribution d’un revenu pas forcément
reine avec un travail. Comment alors qualifie-t-il toutes les allocations
familiales, de logement, de naissance, etc... qui ne sont en aucune
façon la contrepartie d’un travail ?
Remarquons ensuite, sans aller plus loin dans la controverse sur le
chômage incompressible, car le lecteur sait ce que nous en pensons
(3), que Edouard Balladur ministre de l’économie, des finances
et de la privatisation, le « premier des ministres, a, au cours
de « l’Heure de vérité » du 10 septembre sur
Antenne 2, et en présence de Philippe Séguin, mollement
démenti celui-ci qui ignorait peut-être avoir commis le
crime impardonnable par les temps qui courent, de lèse-libéralisme.
Mais M. Balladur, n’en a point pour autant, et pour cause, promis le
retour au plein-emploi.
Serge Milano et Paul Fabra rappellent les différentes
propositions de revenu minimal en présence :
- celle des « idéologues », comme le philosophe Marcuse
(dixit P. Fabra) où chacun aurait le choix entre le travail et
le loisir, assuré d’un revenu « déjà passablement
élevé ». « La forme la plus élaborée
- à la limite du canular - de cette utopie est de rapporter la
notion de plein emploi à la durée entière de la
vie active de chaque individu en particulier, celle-ci consistant en
une succession de périodes d’activité et de périodes
d’inactivité » (4).
En lisant de pareilles appréciations sous la plume d’un journaliste
dit sérieux, l’on est en droit de se demander s’il n’écrit
pas n’importe quoi. Comment peut-il oublier les congés parfois
de plusieurs mois, les professions saisonnières, les chômeurs
à temps partiel, les congés sabbatiques, etc... Même
en admettant, et en regrettant qu’il y ait une grave ambiguïté
dans l’utilisation du mot travail, il est incontestable que, loin d’être
un canular, l’emploi par périodes, dans la vie, dans l’année,
dans la journée, est une réalité d’à-présent
qui ne pourra que se développer dans l’avenir. Admettons donc
seulement qu’il n’y a aucune relation entre le travail du poète
et celui de la secrétaire, entre celui de l’ingénieur
d’études et celui du mineur de fond, entre celui du professeur
et celui de l’O.S..
Paul Fabra approuve également Serge Milano de préférer
<la riche diversité du système de protection sociale
français actuel, à celui, faussement simplificateur, de
l’impôt négatif du néo-libéral Milton Friedman
et exprime sa méfiance envers !e système de Marcuse, où
le revenu minimal ne pourrait qu’entraîner l’obligation de travail,
comme en U.R.S.S., ajoute-t-il froidement ! Ainsi probablement afin d’effrayer,
P. Fabra en vient-il à transformer une proposition humaniste
destinée à libérer l’homme de sa peine, en une
autre qui le condamnerait ! En plus malgré l’adverbe faussement,
d’ailleurs injustifié, il se montre partisan de la fameuse maxime :
« Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
Qui, au-delà de l’humour, permet d’éliminer des allocataires
potentiels lesquels ignorent leurs droits susceptibles pourtant de les
sauver de la misère.
Il faudrait donc, selon M. Milano, « limiter le revenu social
à ceux qui sont démunis de toutes ressources et en exclure
ceux qui ont déjà des ressources, même si elles
sont insuffisantes ». Ainsi ceux qui n’ont rien bénéficieraient
du minimum et ceux qui ont moins de ce minimum en resteraient là !
Tout cela est décidément plein de bon sens et de logique...
Surtout, afin de ne pas créer des assistés, la prestation
ne serait pas un droit, mais une exception« extralégale,
financée par les fonds sociaux des collectivités territoriales
et des organismes de sécurité sociale ». Selon les
conceptions, le nombre des bénéficiaires serait de 160000
environ, d’après M. Milano, et de 900000 d’après Jean
Claude Boulard, membre du bureau exécutif du P.S. et, écrit
P. Fabra, chaud partisan d’un revenu minimum légal.
Le journaliste du « Monde » s’inquiète de l’exemple
suédois où de nombreux citoyens font appel au bureau d’aide
social, pour régler des fins de mois difficiles, si bien que
535000 suédois, 15% de la population, auraient touché
une aide en 1985. Demandons donc à M. Fabra si, en raison des
abus, il faut supprimer la Sécurité Sociale ?
Alors il conclut : « L’idée que la société
devra, dans l’avenir, assurer à tout un chacun un revenu minimum
relativement confortable relève d’une illusion. Celle qui faisait
croire, au début des années 70, à la veille de
la crise que, si les sociétés industrialisées étaient
capables d’envoyer des hommes sur la lune, il allait de soi, qu’elles
devraient être en mesure de garantir une prospérité
croissante à leurs habitants. N’en déplaise aux utopistes :
laisser croire qu’il ne sera plus besoin de travailler pour vivre, c’est
délibéremen t prendre le risque d’une régression
économique ».
Ainsi, d’après M. Fabra les 2,5 millions de chômeurs officiels
- selon la définition du Bureau international du travail écartant
un grand nombre de chômeurs réels- et tous ceux qui ne
vivent que de travaux inutiles, exemple : charlatans de toutes espèces,
ou nuisibles, exemple : fabrication d’armements, donc plus du double,
soit 20% de la population active ne participeraient pas à la
régression économique du pays ? C’est qu’il conserve de
la richesse d’une contrée une idée purement financière
- et encore dans ce cas, ce n’est pas évident - non une idée
économique, c’est-à-dire celle de la production réelle
globale matérielle et immatérielle. En fait, il s’allie
avec ceux qui font croire aux autres, au temps de l’automatisation à
outrance, que le travail salarié est aussi nécessaire
qu’auparavant, créant un volant de demandeurs d’emploi bien utile
pour refuser tout accroissement des salaires et toute amélioration
des conditions de travail.
Je retiendrai donc de cette étude du « Monde » les
deux objections annoncées qui nous sont souvent opposées
et qui sont reprises ici contre la proposition d’un revenu minimal garanti :
le risque d’une société d’assistés et l’absence
de la motivation au travail que constitue le besoin de gagner sa vie
et celle de sa famille. Sans prétendre épuiser les deux
débats qui ont fait l’objet chez les continuateurs de J. Duboin
et chez les partisans du socialisme d’état ou du capitalisme
sous leurs différentes formes, de longues discussions, je noterai
seulement ici quelques remarques :
La société d’assistés nous l’avons déjà :
à côté de ceux très rares qui reçoivent
uniquement un gage, des émoluments, des honoraires ou le revenu
d’un capital, ou bien encore une retraite, combien plus nombreux sont
tous les allocataires divers déjà cités, assistés
dans une certaine mesure, même si l’aide reçue ne constitue
qu’une partie de leur revenu. Et c’est heureux pour le système
que défend M. Fabra dont la production s’écoulerait encore
plus difficilement sans cela. D’ailleurs de nombreux économistes,
même orthodoxes, admettent que le capitalisme évolue irrésistiblement
vers un système dual. Alors est-ce vraiment une objection à
retenir ou une raison d’aller vers le revenu garanti ? Pourquoi les
bénéficiaires se considéreraient-ils comme des
assistés alors qu’ils ne sont que les héritiers de la
longue quête des générations pour réduire
le labeur et obtenir plus de bien-être ?
En ce qui concerne le problème de la motivation, notons qu’il
ne se pose pas pour les chômeurs officiels et tous ceux qui voudraient
bien travailler mais ne trouvent pas d’emploi. Ajoutons que la question
est surtout soulevée par les détenteurs d’un revenu qui
seraient excédés de constater que d’autres pourraient
vivre sans travailler. La nécessité de participer à
la production nationale ou mondiale ne se pose pas puisque les produits
s’accumulent sans trouver d’acquéreurs malgré le déploiement
universel de la publicité. Je pense plutôt que beaucoup
de patrons sont inquiets à la perspective d’une raréfaction
des solliciteurs d’emplois sur le marché qui les obligerait à
améliorer leur offre. Enfin affirmons que le travail ne relève
pas toujours et même pas souvent de raisons purement financières,
mais tout autres telles que : ambition, besoin de dominer, recherches
de spéculations intellectuelles, affirmation d’un talent ou d’un
don, envie de s’occuper, vocation, inspiration, expression, etc. Nous
rejetons la soit-disant condamnation de l’homme au travail forcé
et nous croyons qu’il ne travaillera volontiers qu’en vue de satisfaire
les besoins qu’il se sera assigné. La vraie question est donc
celle-ci : les motivations autres que celles purement monétaires
serontelles suffisantes pour assurer la production automatisée
à l’extrême nécessaire à la satisfaction
des besoins ainsi définis ? La réponse est évidemment
positive et, dès lors les arguties de Fabra et Milano restent
sans valeur.
L’évolution vers un revenu minimal garanti, premier pas vers
une économie distributive, largement engagée, est inéluctable.
Nous la suivrons et la faciliterons dans la mesure de nos moyens qui
ne nous permettent malheureusement pas d’acheter TF1 pour cela, et pourtant
notre tâche deviendrait beaucoup plus aisée...
Mais vraiment, MM. Fabra et consorts vous n’êtes pas pour rien dans l’échec des sociétés industrielles à réaliser tous les espoirs des années 70 dû non à une insuffisance des moyens de production, mais à l’incapacité des financiers et de leur système à gérer le progrès scientifique et technique.
(1) Editions « Le Sycomore » Paris 1982.
(2) C’est nous qui soulignons.
(3) Rappelons, sur ce sujet, le livre d’A. Sauvy « La machine
et le chômage - Le Progrès technique et l’emploi »
Bordas 1980.
(4) Toujours pas de référence à Duboin...