L’économie distributive


Publication : janvier 1992
Mise en ligne : 30 novembre 2005

Un regard sur ce que l’on appelle "la crise" et les contradictions de notre temps avant d’aborder les aspects écologiques des principes de l’économie distributive. Nous sommes en 1992. Examinons ce qui peut être un répit momentané puis venons à l’analyse distributiste. Avec lucidité reconnaissons [la pollution intellectuelle concernant le principe de marchandisation systématique]. Les emplois utiles, la nécessaire création de monnaie pour développer des projets, comment renverser la vapeur et trouver l’équilibre ? Enfin, nos propositions essentielles pour développer une économie évolutive au service de tous.

Ce qu’on appelle la crise

C’est la grande crise de 1929 qui amena Jacques DUBOIN (1878-1976) à expliquer la nature du changement de civilisation [1] qui s’amorçait alors, et à conclure à la nécessité de ce qu’il définit ensuite sous le nom d’économie distributive. La simple lecture des titres de ses ouvrages suffirait à retracer l’histoire de cette pensée.

Ce qui se révélait en même temps que l’effondrement de la Bourse, c’est le drame décrit par “Kou, l’ahuri, ou la misère dans l’abondance” (1935) [2] : d’un côté, surproductions, débouchés saturés, matières premières gaspillées ; de l’autre, malnutrition, famine, misère morale et chômage. Or les économistes prétendaient qu’il s’agissait d’un déséquilibre momentané entre l’offre et la demande, d’une de ces crises conjoncturelles, “cycliques”, qui se produisent quand on a produit trop, ou trop vite, mais que la loi du marché finit toujours par résorber. Bien au contraire, démontre J. Duboin dans une “lettre à tout le monde” (1938) [3], c’est une crise structurelle, un tournant sans équivalent dans l’Histoire, car s’il y en eut de semblables (au néolithique par exemple) celui que nous vivons est infiniment plus radical, plus général et plus rapide. “La grande révolution qui vient” (1934), c’est “la grande relève de l’homme par la machine ” (1932). Alors que de tout temps, l’homme pouvait gagner son pain à la sueur de son front, voici que des machines automatisées sont capables de produire à sa place, et qu’il ne trouve donc plus à vendre sa force de travail contre un salaire. Et comme celui qui ne peut acheter ruine celui qui voudrait vendre, l’équilibre est rompu : c’est “ce qu’on appelle la crise ” (1934). Il en est ainsi dès qu’il devient possible de produire de plus en plus avec de moins en moins de main-d’œuvre, car cette substitution de l’homme par la science ne peut que se développer dès lors qu’elle est économiquement rentable. Plus précisément, disons que l’ére de l’abondance succède à l’ére de la rareté à partir du moment où la production et l’emploi correspondant cessent de varier dans le même sens, cet évènement capital n’ayant évidemment pas lieu en même temps et partout. Les statistiques montrent que cette définition place le passage aux environs de 1917 pour les Etats-Unis. Pour les pays européens les plus industrialisés, il se situe dix, vingt ans plus tard. Certains ne l’ont franchi que plusieurs années après la seconde guerre mondiale. Mais la majorité des autres pays n’a pas encore, à l’heure actuelle, sauté le pas.

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Les contradictions de notre temps

Ce changement est si rapide et si profond que nous sommes pris au dépourvu, comme l’apprenti sorcier. Nous sommes “en route vers l’abondance” (1935), mais faute d’en prendre conscience, ou par peur de l’inconnu, “nous faisons fausse route (1931)” en nous accrochant à nos habitudes économiques et financières, au point de les confondre avec des lois naturelles, immuables, quand elles s’avèrent dépassées : “Résoudre la crise, dans l’esprit hélas ! de la majorité des hommes, consiste à revenir aux conditions d’autrefois ” [4] et cet attachement insensé explique les contradictions de notre temps aux conséquences catastrophiques sur tous les plans, économique, écologique, social.

Les Etats industrialisés recensaient alors 30 millions de chômeurs, ce qui représente, avec les personnes à leur charge, plus de cent millions de personnes exclues du marché. Cependant, et à seule fin d’en maintenir les cours, on entreprit systématiquement et légalement de détruire des denrées ou de les rendre impropres à la consommation, au mépris des besoins insolvables et sans le moindre souci écologique du gâchis que constituent de telles destructions.

A l’époque où, d’après les statistiques de la SDN, une somme équivalant à 110 milliards de fois le montant du salaire minimum français était consacrée à des commandes d’armements, la France ne trouvait pas les moyens d’assurer la retraite de ses vieux travailleurs.

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“Ecolos” avant la lettre

J.Duboin entreprend alors une vaste campagne. Il se révolte non seulement sur le plan moral, écœuré qu’on détruise des biens quand des gens, à côté, manquent de tout, mais aussi sur le plan écologique, devant le gâchis que ces destructions représentent, et enfin sur le plan purement économique car son expérience de financier, de banquier, de Secrétaire d’Etat au Trésor lui permet d’affirmer que toutes ces absurdités ont une cause commune et qu’il serait possible d’y mettre fin, pourvu qu’on acceptât d’évoluer. Il fonde alors, avec quelques amis dont Emile Servan-Schreiber, une association qui reçoit le nom de Droit au Travail et au Progrès Social qui devient vite le Mouvement Français pour l’Abondance. Il crée également un mensuel, La Grande Relève des Hommes par la Science et pendant des années, tant en France qu’à l’étranger, donne d’innombrables conférences suivies de débats publics. D’autres associations se créent parallèlement, tel le Mouvement Belge pour l’Abondance.

Tous dénoncent l’absurdité criminelle dont les Etats atteints par la récession se rendent coupables en décidant d’intervenir sur le marché pour “l’assainir”, obligeant ainsi les contribuables à payer collectivement ce qu’ils ne peuvent plus acheter, tandis qu’un nombre croissant “d’économiquement faibles” pour cause de chômage se trouvent exclus du marché. Le Brésil est cité, par exemple, parce qu’il brûla à l’époque six millions de tonnes de café. Le Président Roosevelt, qui fit verser aux fermiers américains de fortes indemnités pour qu’ils laissent en friches leurs terres cultivables. En ce qui concerne la France, Duboin et ses amis dressent, au fur et à mesure, la liste des lois et décrets votés par les députés et par les sénateurs pour “lutter contre l’abondance” [5]. Ils intentent même, sans résultat, un procès contre l’Etat pour préjudices causés aux consommateurs par ces destructions et entraves à la production.

J.Duboin a beau expliquer que la grande relève est une véritable “libération” (1937) qui est à la portée des pays développés, puisqu’ils détiennent les moyens matériels de s’affranchir des contraintes du travail de production pour se consacrer désormais et de plus en plus à des activités épanouissantes, librement choisies. Mais il faut pour celà que la machine y soit mise au service de l’homme, au lieu de l’exclure, il faut adapter les mécanismes de l’économie aux possibilités de notre temps. Il faut, en un mot, maitriser l’économie et non plus se laisser dominer par ses soi-disant “lois”, quand celles-ci se révèlent obsolètes. Il n’est pas mieux compris quand il explique que la croissance du nombre d’exclus favorise la montée du fascisme qui ne règlera rien, de même quand il prévient que la course aux armements ne permet de relancer l’économie et de créer des emplois qu’au prix d’une échéance redoutable.

Ce qu’il écrivait il y a plus de cinquante ans est impressionnant d’actualité...

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Un répit momentané

Peine perdue. Ces avertissements, pourtant repris par des milliers d’adhérents, n’arrivent pas à empêcher cette destruction encore plus radicale : la seconde guerre mondiale, qui transforme les millions de chômeurs en millions de soldats, puis fait encore plus de millions de morts. Financiers, politiciens et économistes trouvent alors, miraculeusement, les moyens de financer et les armements, et les soldats. Les destructions et les reconstructions qui suivent assainissent les marchés et restaurent les profits. La crise est oubliée.

J.Duboin et les “abondancistes” comme on les appelle, ont encore plus de mal à se faire comprendre pendant “les trente glorieuses”. Ils affirment pourtant sans se lasser que “la crise” n’est que provisoirement masquée, mais pas résolue. Bien au contraire, car la guerre a encore fait faire un si prodigieux bond en avant à tous les processus de production que la grande relève des travailleurs est plus que jamais en route.

Avec quelle rapidité et quelle ampleur le développement des sciences leur a donné raison ! Les nouvelles connaissances, stimulées pendant la guerre, sont à l’origine d’une explosion de nouvelles technologies qui déferlent depuis : automatique, cybernétique, électronique, robotique, aéronautique, informatique, biotechnologies etc, etc. Laissons à d’autres le soin de les décrire. Ce qui nous importe ici, c’est de souligner que ce qu’on appelle à nouveau “la crise” entraine à nouveau les mêmes erreurs dénoncées par “les duboinistes”. Mais comme les développements se font à un rythme exponentiel, les conséquences en sont exponentiellement plus catastrophiques. Espérons que c’est le risque encouru qui amènera enfin une prise de conscience et la volonté de réaliser les réformes structurelles radicales qui s’imposent de toute urgence.

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L’analyse distributiste.

On ne saurait exposer en quelques pages, sans omettre certains aspects essentiels, une thèse économique qui fit l’objet de plusieurs volumes. Tentons cependant cette gageure.

Le système capitaliste, qui gouverne actuellement notre beau monde (et y a suscité, reconnaissons-le, de prodigieux développements) est basé sur l’échange marchand, dans lequel l’équilibre entre production et consommation est supposé s’établir toujours, spontanément, automatiquement, en vertu de la loi de l’offre et de la demande. Et cet équilibre s’étend tout aussi naturellement à l’ensemble de l’économie depuis qu’un économiste classique, en énonçant les principes du libéralisme économique, a affirmé que l’offre crée la demande : c’est la loi des débouchés. Il suffit pour cela, mais c’est une règle absolue, de laisser faire, de ne jamais intervenir, d’aucune manière : “laissez faire, laissez passer.”

Au cours de l’ère de la rareté, ce système, que Duboin appelait le système des prix-salaires-profits, pouvait générer un certain équilibre : les prix étant effectivement fixés par la loi de l’offre et de la demande, c’est-à-dire en fonction de leur rareté, chacun pouvait acquérir son pouvoir d’achat, soit sous forme de salaire, en vendant son travail, soit sous forme de profit, en vendant le fruit de son travail.

Ce n’est évidemment plus possible dans un pays entré dans l’ère de l’abondance. Un nombre croissant de gens se trouvent dans l’impossibilité de se placer sur le marché du travail et n’ont par conséquent plus de source de pouvoir d’achat. Et comme c’est autant de clients qui disparaissent, la machine économique est irrémédiablement enrayée par d’innombrables réactions en chaine.

La meilleure preuve que c’est le principe même de l’échange marchand qui ne peut plus fonctionner correctement, c’est que tous les gouvernements des pays atteints se sont empressés d’enfreindre la règle fondamentale du libre échange en intervenant pour “assainir les marchés”. D’ailleurs les corporations les plus attachées par principe au système libéral sont les premières à demander de telles interventions et la diplomatie internationale se confond souvent avec les démarches de membres de gouvernements transformés en représentants-placiers !

En effet, dans ce système, il faut vendre, et vendre le plus cher possible. Or, lorsqu’il devient abondant, un produit perd de sa valeur marchande. Alors pour maintenir le profit, on cherche à en maintenir la rareté et c’est la lutte entre “rareté et abondance” (1944). Après le répit apporté par la Seconde Guerre Mondiale, cette lutte s’est encore développée et officiellement organisée au niveau européen : c’est le principe même de la PAC, cette politique agricole commune dont on s’aperçoit aujourd’hui qu’elle nous a coûté des sommes astronomiques, sans avoir résolu le problème : la production agricole continue à créer des “surplus”, c’est-à-dire plus que les besoins solvables, tandis que n’a cessé de croitre le nombre des agriculteurs acculés à la faillite. Dans le même temps le nombre d’exclus qui n’ont rien à manger amène Coluche à créer les restos du cœur. Ce soutien des plus forts au détriment des plus faibles est encore renforcé par les aides publiques : la PAC les accorde aux agriculteurs non pas à titre individuel, mais au prorata de leurs capacités de production. La même politique a mené au même échec aux Etat-Unis où c’est maintenant 24 millions de gens qui vivent de la soupe populaire. Le Texas offre une multitude d’exemples. Cette obstination à vouloir maintenir à tout prix un système devenu catastrophique s’est manifestée d’abord dans le secteur agricole, parce que c’est le premier a être atteint par l’évolution rapide des technologies : la mécanisation entraina l’exode rural. Puis quand l’industrie chimique mit au point engrais et insecticides, fabricants et marchands eurent vite fait de séduire les agriculteurs par la perspective de bien meilleurs rendements. Ce nouveau glissement de l’emploi du secteur primaire vers le secondaire s’accompagna de dommages écologiques dont on commence à prendre conscience. Maintenant, ce sont les biotechnologies qui sont prêtes à opèrer une nouvelle coupe sombre dans l’emploi agricole. Les conséquences en seront dramatiques si les derniers agriculteurs cessent d’entretenir la terre parce qu’elle n’est plus “rentable”.

Après les mines et la sidérurgie, vint le tour du secteur industriel où les nouvelles technologies remplacèrent le bras de l’homme par un automate, lui-même commandé, géré, surveillé par des microprocesseurs. Avec le taylorisme disparut l’asservissement de l’homme à la machine.

Libération ? Hélas, non, parce qu’on veut toujours que s’applique le principe : “Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front” ! On aboutit ainsi à cette conclusion stupide : “il faut créer des emplois”, sans le moindre souci de leur utilité. L’emploi pour l’emploi !

Toutes les victimes de “dégraissages pour cause économique” se retournent donc vers le tertiaire...où l’informatique a très rapidement permis d’automatiser bien des tâches : la comptabilité, la gestion des stocks, du courrier, du routage sont l’objet de logiciels désormais très faciles à utiliser et “rentables”, même dans les plus petites entreprises. C’est autant d’emplois nécessaires en moins, et les nouveaux moyens de télécommunication vont encore en supprimer.

Que faire ? Une idée s’impose : puisque le nombre de clients diminue, il faut créer des services pour aller à leur recherche. Alors nait une jungle où la lutte est de tous les instants, où tous les coups sont bons pourvu qu’ils permettent de supplanter l’autre, où tous les moyens sont mobilisés à cette seule fin. Malheur au perdant car dans cette guerre sans merci, le vaincu est condamné, laissé comme mort : exclu. Il faut être un battant : dans un cours de gestion ou de marketing, on vous forme au combat et on vous dresse à considérer que l’objectif, c’est la vente ; la cible, le client ; la récompense, l’argent. Ainsi, dans ce système dit libéral, les jeunes et tous ceux qui ont fait l’objet d’un “dégraissage pour cause économique” n’ont pas d’autre perspective que de monter sur ce ring qu’on appelle pudiquement la compétitivité. Comment s’étonner qu’ils n’éprouvent pas tous un enthousiasme délirant ?

Révolte des jeunes sans espoir, ravages de la drogue et des sectes ? Au lieu de les déplorer, mieux vaut attaquer le mal à sa racine : c’est-à-dire au système qui, en faisant passer la rentabilité avant toute autre considération, a tant écrasé l’homme qu’il l’a l’oublié. Le lecteur trouvera seul mille exemples à l’appui de cette analyse, dans tous les domaines. Je n’en évoquerai que quelques uns.

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Pollution morale

Première conséquence, un gigantesque développement des métiers de la publicité. Mais ils génèrent la “société de consommation” et infligent, avec les moyens considérables dont ils disposent, une insupportable tentation à ceux qui n’y ont pas accès. Il ne faut pas chercher plus loin la cause de bien des délinquences.

D’autre part, comme dans le système un individu dont le porte-monnaie est vide n’existe pas, on cherche à susciter de nouveaux besoins et on crée du superflu pour ceux qui ont déjà le nécessaire. L’économie est ainsi véritablement dévoyée, mise au service des clients les plus riches.

La détresse du tiers-monde est à mettre à ce chapitre : les pays riches ont asservi les pays pauvres, dévoyé leurs cultures en leur faisant miroiter des profits. Que pourtant ils n’ont pas eus, car l’abondance de leurs exportations en a fait chuter les cours, fixés, d’ailleurs, par les pays riches. Et comme la pauvreté, et l’ignorance qui l’accompagne, engendrent la démographie galopante... Encore une réaction en chaine. Dans le même ordre d’idée, André Gorz, dans son dernier livre [6] , souligne un autre aspect de cette recherche absurde de l’emploi pour l’emploi : augmenter les revenus des pauvres entraine essentiellement une demande de produits de grande série, dont la fabrication n’est plus créatrice d’emplois. Au contraire, augmenter les revenus des riches fait augmenter la consommation de produits de luxe dont le contenu en travail humain est beaucoup plus élevé. Dans ce système, le fossé ne peut désormais que se creuser.

Enfin on utilisera les ressources de la technologie pour mettre au point des appareils destinés à être vite remplacés et la mode incitera à les renouveler le plus souvent possible : le système pousse au gâchis. Inutile de mentionner que le souci de l’environnement est en général perçu comme une contrainte qui, en augmentant les prix de revient, diminue le profit escompté. Citons par exemple avec quelle violence les transporteurs routiers défendent “leur emploi” : or plus leurs camions sont gros, plus ils sont dangereux, mais plus ils leur rapportent. Il est vrai aussi que la pollution semble source de nouvelles activités, pour en combattre les effets, rentables tant qu’elles ne sont pas automatisées.

Tout ceci ne suffit pas à “fournir du travail ” à tous ceux qui en cherchent. D’autres emplois ont donc été inventés, dont la pollution envahit les cerveaux, plus sournoisement que les phosphates n’infiltrent la nappe phréatique. Je pense à ces “tour operators”, à ces conseillers, ces intermédiaires et animateurs en tout genre, qui, sous prétexte de les aider à profiter de leurs loisirs, privent leurs clients de leur autonomie, leur font perdre tout esprit d’initiative, voire tout libre arbitre et finalement tout jugement personnel. Ils en font des assistés, mais qui paient pour l’être. Les jeux télévisés et autres lotos sont encore des moyens de tirer profit des loisirs ou des rêves d’un public captif. Il s’agit là d’une nouvelle drogue, moins rapidement mortelle que la cocaïne, mais qui fait aussi de terribles ravages dans un système où tous les moyens sont bons pourvu qu’ils rapportent.

Bien sûr, ces trésors d’ingéniosité ont aussi des effets positifs, ils sont source d’innovations, de créations séduisantes, ils stimulent l’imagination et accélèrent certaines découvertes. Mais à quel prix ?

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Et les emplois utiles ?

Car tandis que tant de moyens, tant d’efforts et tant d’ingéniosité, sont ainsi déployés, l’éducation des enfants, l’enseignement général, et les services de santé manifestent des besoins criants. Ce sont des milliers et des milliers d’emplois qui y sont nécessaires, et qui le seront toujours, car ces tâches essentielles doivent être considérées comme primordiales. Il en est de même pour la recherche scientifique qui recrute de plus en plus difficilement des chercheurs, alors qu’elle est susceptible d’offrir à tous les niveaux des tâches épanouissantes : la participation à des fouilles archéologiques ou à des recherches historiques sont des activités quasiment à la portée de tous, il n’est qu’à voir l’engouement récent d’une foule de gens partis à la recherche de leur généalogie. “Pourquoi manquons-nous de crédits ?”(1961) pour rémunérer ces emplois ? Parce que ces emplois ne sont pas rentables. Pourquoi est-il possible de trouver des crédits pour monter un Disney Land gigantesque et pas pour entretenir les universités ? Parce qu’elles ne rapportent pas d’argent .

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Le nœud gordien

Nous abordons là l’essentiel. Il faut absolument avoir “les yeux ouverts”(1955) sur la création monétaire pour comprendre comment sont générés tous ces mécanismes qui produisent aujourd’hui les effets complexes aux conséquences catastrophiques que nous venons de décrire.

Pour investir dans une entreprise il faut s’adresser à une banque qui exige l’assurance que l’entreprise sera en mesure de la rembourser avec intérêts et dans un délai limité. Si elle a cette assurance, ou une caution équivalente, la banque crée l’argent nécessaire, sous forme de crédits. Evidemment, quelle garantie offrir à une banque pour l’inciter à créer l’argent nécessaire à payer des soins à des malades sans le sou ? Quelle assurance de cette sorte peut-on donner pour investir dans des recherches “fondamentales”, c’est-à-dire dont la retombée économique n’est jamais immédiate, ni même garantie ? Seules les entreprises lucratives peuvent trouver un financement dans le système, quelle que soit, d’ailleurs, leur utilité sociale .

La création monétaire est le comble des aberrations engendrées par le système. Elle a cessé d’être le droit régalien du pouvoir politique, et ne résulte donc pas, au moins pour l’essentiel, de décisions résultant d’un débat où différents point de vue pourraient être pris en considération. Les banques privées ont en effet reçu le privilège exorbitant de créer, sous forme de crédits, des sommes dont le montant atteint plusieurs fois celui des dépôts qui leur sont confiés. Alors, comble des combles, elles effectuent ces créations monétaires ex nihilo avec pour seul objectif celui de toucher des intérêts au moment du remboursement des crédits qu’elles autorisent. Dès qu’on sait celà, on peut expliquer ce qui précède. Même l’Etat est amené à leur emprunter contre intérêt !

Les dérèglementations initiées par Reagan au début des années 80 ont encore élargi ces privilèges en même temps qu’ils ont permis les transactions boursières les plus invraisemblables, au point que des fortunes se fabriquent et se détruisent instantanément, sans relation aucune avec d’effectives activités économiques.

Deux chiffres seulement pour montrer que la monnaie-casino est une incongruité, une énormité, dans tous les sens du terme : les flux monétaires entre les 7 pays les plus riches du monde s’élèvent en moyenne, à l’heure actuelle, à 420 milliards de dollars par jour, alors que le commerce international ne correspond qu’à 12,4 milliards ; les transactions monétaires concernent donc à 34 fois plus des spéculations que des échanges économiques réels.

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Renverser la vapeur

En conclusion, “l’économie distributive s’impose” (1950) par réaction contre les vices et carences succintement décrits ci-dessus. “L’économie politique de l’abondance” (1951) est à inventer à partir de quelques évidences :

Quand un pays est sorti de l’ère de la rareté, il n’est plus possible d’exiger de tous les individus qu’ils parviennent à vendre leur travail, ou les fruits de leur travail, pour avoir accès à des productions que des machines automatisées sont désormais en mesure de fabriquer pour eux. D’autre part le critère de rentabilité n’y est plus le seul à prendre en considération pour investir. Pour y parvenir, la création monétaire ne doit pas dépendre d’intérêts privés. C’est en étant gagée sur la production qu’elle pourra être soumise aux besoins économiques dont la définition relève du débat démocratique.

“L’économie distributive de l’abondance” (1945) pose a priori les principes suivants :

Tout être humain a droit à la vie, il le tient de la nature et doit donc avoir sa part des richesses du monde. Tout être humain vivant est l’héritier d’un immense patrimoine culturel, œuvre collective poursuivie pendant des siècles par une foule innombrable de chercheurs et de travailleurs, tacitement associés pour l’amélioration de la condition humaine. Il est donc l’usufruitier de ce patrimoine.

Les droits politiques ne suffisent plus à assurer la liberté de l’Homme, car la plus essentielle est celle de l’esprit, or n’a l’esprit libre que celui dont l’existence matérielle est assurée. Les droits du citoyen doivent donc se compléter de ses droits économiques, concrétisés par un revenu social, dont chaque individu bénéficiera du berceau au tombeau.

Le revenu social libèrera la femme, aucune loi naturelle ne la condamnant à dépendre économiquement de l’homme.

En contre-partie de ce revenu social, le citoyen accomplira un service social au cours duquel il fournira sa part de travail que réclame l’appareil de production et d’administration .

Jacques DUBOIN
extraits d’un article publié dans “la Grande Relève“
le 19 Avril 1958.

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L’équilibre

Essentiellement l’activité économique assume deux tâches : la production de biens et leur distribution, c’est-à-dire leur mise à la disposition des consommateurs qui en ont besoin. Gérer l’économie, c’est rechercher l’équilibre entre ces tâches, l’excès de production étant un gâchis, son insuffisance entrainant un manque. Comme le transfert entre production et consommation est mesuré par la monnaie, qui permet de chiffrer la valeur des biens, c’est finalement sur trois éléments que porte la gestion macroéconomique : production, distribution, finance. Sur lesquels faut-il agir, et comment, pour obtenir, non pas l’équilibre parfait et définitif, soyons réalistes, mais s’en approcher au mieux ?

La production ne pose plus de problème théorique, en ce sens qu’on possède maintenant le savoir-faire qui permet de l’assurer à volonté. Donc, quand un pays est sorti de l’ère de la rareté, la production y est en mesure de suivre, de s’adapter aux besoins reconnus. Pour “demain ou le socialisme de l’abondance” (1940) c’est donc le problème de la distribution qui est à résoudre et celui de la monnaie afin qu’elle permette de gérer cette distribution.

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Nos propositions


*1. Un revenu individuel garanti

Partant du principe énoncé que tout citoyen a droit à sa part, et de la volonté que tout ce qui est matériellement possible et humainement souhaitable doit être financièrement possible, on distribuera à chacun un revenu de consommation qui sera versé périodiquement à son compte personnel, dont la valeur sera définie pour la période et ne sera pas transmissible contre intérêt. Ainsi tous les citoyens, devenant des clients solvables, exprimeront leur choix par leurs achats et l’économie pourra être gérée de façon à en tenir compte.

Il s’agit donc d’une économie de marché, mais sans exclusion et ramenée à l’échelle des individus.

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*2. Une monnaie de gestion, gagée sur la production

Une saine gestion de l’économie passe par une monnaie saine, ce qui n’est pas le cas de la monnaie actuelle, proie, à l’échelle mondiale, des spéculateurs de la Bourse-casino. Pour y parvenir, une réforme indispensable est donc celle de la monnaie. Celle-ci doit cesser d’être une monnaie qui n’est gagée que sur une promesse dont la valeur est elle-même objet de spéculation ( “Comment ferait-on pour mesurer des longueurs si la valeur du mètre était fluctuante ?” demandait J.Duboin ). Comme il n’est plus possible de gager la monnaie sur l’or, dont la quantité ne suffirait plus pour garantir tous les transferts économiques, nous proposons qu’elle soit gagée désormais sur la réalité, c’est-à-dire sur la production disponible. Il s’agit donc d’une monnaie de consommation, non circulante, servant à payer les achats de biens et de services, et qui disparait lors de l’achat. Cette nature éphémère n’est pas une nouveauté, puisque c’est déjà le cas des crédits que créent couramment les banques et qui sont détruits lors de leur remboursement. Mais, contrairement aux crédits bancaires, la monnaie “distributive” que nous proposons n’a pas à être remboursée et elle ne donne pas lieu à versements d’intérêts.

Son émission doit donc suivre la production, ce qui signifie que le montant total de la quantité de monnaie émise pour une période donnée doit être calculée de façon à distribuer au total le pouvoir d’achat correspondant à la production disponible, pendant la période considérée et au prix défini lors de l’engagement de cette production. Par production disponible, on entend que tous les investissements nécessaires à cette production et aux services publics auront été créés avant ce calcul, en fonction des possibilités et des besoins de la production engagée. Ceci signifie aussi que le revenu ainsi assuré à tout citoyen ne sera grevé ensuite d’aucun impôt, taxe ou prélèvement d’aucune sorte.

Les banques sont rôdées à résoudre le type de calculs que représente cette gestion. Les transactions boursières, les jeux actuels de la monnaie-casino, ont suscité la mise au point de logiciels extrêmement complexes mais qui fonctionnent en temps réel, traitant quantités de données issues du monde entier. Les banques ont donc les moyens d’assumer une gestion similaire en économie distributive, mais de façon objective, et non plus dans leur seul intérêt. Elles auront à s’appuyer sur des statistiques régulièrement mises à jour, selon des normes politiquement établies. Enfin le développement de la monétique vient à point pour leur faciliter la tenue des comptes ouverts à tous les citoyens. Ainsi l’informatique apporte-t-elle les moyens de ne laisser à la monnaie que son rôle d’instrument de comptabilité et de supprimer.la possibilité de spéculer sur l’étalon monétaire.

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*3. Un contrat civique pour tous

Alors que le pilotage de l’économie est trop souvent opéré “à courte vue”, la prospective en matière économique nous parait essentielle et la monnaie distributive en fera une obligation. D’autre part, il nous parait important de développer au maximum les initiatives et la responsabilité individuelle. Ce sont ces deux objectifs, entre autres, qui sont à l’origine de notre proposition de contrat civique [7], proposition d’ailleurs applicable tout de suite, sans attendre la réforme de la monnaie.

Bien des tâches sont encore nécessaires et le seront toujours, quel que soit le développement futur des technologies. Il s’agit non seulement de les partager au mieux, mais aussi de faire en sorte qu’elles soient correctement exécutées, ce qui implique une certaine motivation. Ce besoin de motivation est généralement invoqué contre l’“égalité économique” (1938), au moins pendant la période du service social . Nous pensons qu’il faut pour celà que l’offre de service vienne des citoyens sous la forme d’un contrat qui serait demandé à chacun et dans lequel il définirait à la fois ce qu’il propose de faire, l’investissement nécessaire et le revenu “d’émulation” [8] qu’il en attend.

Et les tâches indispensables qui ne feront l’objet d’aucune proposition ? Il faudra avoir recours au marché et sans doute les mettre aux enchères, en offrant des contrats très rémunérateurs puisqu’ils seront considérés comme des corvées. Ou bien qu’ils soient accomplis pendant un service civil obligatoire, dont la durée ne pourra que décroitre dès lors qu’il sera de l’intérêt de tous de favoriser par leurs innovations, leur automatisation ou leur amélioration.

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Une dynamique évolutive

Il n’est pas question d’entrer dans les détails puisqu’il s’agit, en fait, d’impulser une dynamique afin que les vivants soient à même d’améliorer leurs propres conditions de vie.

Cette perspective a fait rêver beaucoup de distributistes. Des suggestions sont proposées et les détails (vie de l’entreprise, héritages, échanges internationaux, etc) abordés dans “les affranchis de l’an 2000 ” [9] .

Mais c’est, à notre avis, et après mûres réflexions, la seule façon pour que la grande relève soit une libération permettant l’épanouissement de tous les êtres humains.

Pour que les jeunes retrouvent l’envie de vivre et de créer,
dans un monde où la compétitivité fera enfin place à la convivialité.

[1Ces expressions en italiques sont celles de J.Duboin

[2Les passages en caractères gras suivis d’une date entre parenthèses sont les titres d’ouvrages publiés par J.Duboin, et la date de leur première édition.

[3ouvrage qui reprend une sélection d’articles publiés régulièrement dans le journal l’Œuvre au cours des années 30

[4extraits de “Le fascisme ne résout pas la crise”“, article de l’Œuvre, du 8 Janvier 1937

[5du blé (24-12-34 et 27-9-38), du vin (30-7-35 et 17-6-38), du poisson (21-11-35), de l’ensemble des récoltes (30-10-35), de l’électricité (30-10-35), des chaussures (23-3-36), de la viande (24-4-36), du sucre (27-8-37), des bananes produites dans nos colonies (31-12-38)...

[6“Capitalisme, Socialisme,Ecologie” éd. Galilée. 1991

[7voir La grande Relève, de Juin, Septembre et Décembre 1991

[8terme introduit par Maurice Laudrain

[9Roman d’économie-fiction de M-L Duboin, publié en 1984 aux éditions Syros.


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