Le lien entre travail et revenu devient injuste
Publication : mars 1986
Mise en ligne : 22 juin 2009
C’est sous ce titre que Jean Poulain, journaliste à « La Presse » de Montréal, nous présente dans la rubrique « L’économie qui s’écrit » du 25 avril 1985, les interrogations qui agitent quelques économistes canadiens. Comme on peut le constater à la lecture de cet article, au Canada aussi l’idée d’économie distributive fait son chemin.
« L’homme a inventé des machines pour
se dispenser de travailler. Cela a tellement bien marché qu’il
y a aujourd’hui un million et demi de chômeurs. Mais, au lieu
de nous en réjouir, nous nous en mordons les doigts. Voilà
qui est tout à fait illogique ! »...
Il ne s’agit pas d’une boutade, le sujet étant trop sérieux,
mais au contraire d’une opinion bien arrêtée de John Farina,
professeur à la Faculté des sciences sociales de l’Université
Wilfrid Laurier à Waterloo (Ontario).
Le problème est que « ... nous tentons d’aborder la société
post-industrielle en nous basant sur les valeurs et l’éthique
de la société industrielle. Naturellement, ça ne
marche pas... »
Comme le note Wassily Leontieff, prix Nobel d’économie, il fallait
plusieurs milliers de téléphonistes il y a trente ans
pour acheminer un million d’appels interurbains ; dix ans plus tard,
il en fallait plusieurs centaines ; et maintenant, grâce aux, autocommutateurs
téléphoniques, quelques dizaines suffisent.
Arthur Cordell, économiste et conseiller scientifique au Conseil
des sciences du Canada, relève, ces points dans son étude,
qui vise à stimuler la réflexion du public en général
sur le rôle et l’influence de l’ordinateur et des technologies
apparentées, sur la société ; elle s’intitule,
en effet « Le grand dérangement. A l’aube de la société
d’information ».
Aussi bien le professeur Farina que l’auteur de l’ouvrage sont d’accord
pour affirmer que nos valeurs traditionnelles face au travail doivent
changer et que la notion de « plein emploi » (lancée
en 1945 en Angleterre) est un objectif politique ; en théorie,
d’un strict point de vue économique, il n’est pas nécessaire
que toute la main-d’oeuvre disponible soit utilisée.
(Il y a quelques siècles toute la main-d’oeuvre disponible était
nécessaire et souvent insuffisante pour nourrir la population,
alors que moins de cinq pour cent des travailleurs sont maintenant affectés
à cette tâche).
Le revenu, non l’emploi
La conclusion de Cordell est donc que « c’est
le revenu et non l’emploi qui sera la question-clé de la décennie
1980. »
Comme le secteur des services est l’un de ceux le plus touché
par l’automatisation et que l’on y trouve beaucoup de main-d’oeuvre
féminine, c’est cette dernière qui souffrira le plus,
surtout dans les bureaux.
Car même si les nouvelles technologiques créeront des emplois,
ils ne seront pas à la portée d’une main-d’oeuvre que,
dans un premier temps, elles auront mises à pied ; car cette
évolution accentuera les extrêmes, c’est-à-dire
créera des emplois hautement qualités et ne conservera
que des postes nécessitant peu de compétence ; les situations
intermédiaires auront disparu.
Cela signifie que l’ouvrier ou l’employé au bas de l’échelle
n’aura que peu de possibilités de grimper faute de barreaux intermédiaires
; cette rareté dans les promotions et ces deux classes sociales
bien distinctes risquent de créer des tensions.
Cette situation pourrait se comparer aux employés à bord’
des Boeing 747 : d’un côté des spécialistes hautement
qualifiés dans la cabine de pilotage, de l’autre le personnel
de bord affecté aux menues besognes, qui ne pourra jamais espérer
accéder au rang de pilote.
Le « grand dérangement » qui nous guette aura ainsi
pour effet de « déqualifier » la population active
et de nous diriger vers une croissance sans création d’emplois
(Toyota est passé en 5 ans d’une production annuelle de 2 millions
à 3 millions de véhicules, avec le même personnel).
Autrefois, note Cordell, qui cite Leontieff, la machine remplaçait
la force musculaire de l’homme mais de nos jours la machine à
produire des biens est remplacée par une autre machine qui exécute
les fonctions de l’intelligence humaine, non seulement dans la production
des biens mais aussi des services : la relation entre l’homme et la
machine est bouleversée.
La seule conclusion à tirer, selon ce Prix Nobel, est qu’il faut
que travail et revenu soient partagés, c’est-à-dire, en
pratique, réduire la semaine de travail (opération qui
a pourtant échoué au niveau des emplois créés
en France avec Mitterrand dont l’objectif était la semaine ramenée
graduellement de 40 à 35 h).
L’idée qui en ressort est que cela devient de nos jours une inégalité
sociale de disposer chaque semaine d’un travail de 40 h, comme autrefois
d’avoir deux emplois quand d’autres n’en avaient aucun.
Comment « partager » les revenus ?
Le lien entre le travail et le revenu, qui avait un sens à une
époque de rareté matérielle, entraîne maintenant
l’inégalité sociale et risque, à la limite, poursuit
Cordell, de saper les fondements mêmes de l’économie.
Ce qu’il faut, affirme-t-il, c’est une mutation des institutions existantes
aussi profonde que la révolution des technologies, soit, en plus
clair, inventer de nouvelles formules pour répartir les revenus.