À propos de la transition


par  A. PRIME, H. MULLER, P. HODIQUET
Publication : mars 1986
Mise en ligne : 22 juin 2009

Pour contribuer à la tâche que s’est assignée le groupe animé par Philippe Le Duigou, la Grande Relève a entrepris de publier des articles de réflexion sur la transition entre notre actuelle société de l’économie distributive. Le premier, en Janvier dernier, fut la traduction d’une étude parue dans une revue américaine, dont l’auteur était le Professeur Macarov. Cette initiative porte ses fruits puisque nous avons reçu à son propos les trois commentaires ci-desous :

1. TOUJOURS LE PROFIT !

par Henri MULLER

Désacralisation du travail, celui- ci évoluant en bénévolat, en activités libres assorties d’un revenu garanti distribué, confiné dans les tâches socialement utiles, l’homme remplacé par la machine, on retrouve dans les propositions de Macarov des idées familières aux distributistes de l’école de J. Duboin. Toutefois, l’absence de référence à une monnaie de consommation, l’évocation du profit, de la vente, témoignent du chemin qu’il lui reste à parcourir.
Une société sans travail, à chômage total  ? L’automatisation ne saurait s’étendre à tous les domaines, en matière de services plus particulièrement. Les exagérations, les généralisations finissent par déconsidérer des thèses comme les nôtres en les dénaturant. A escient ? Prenons garde. Les « taupes » sont partout.
David Macarov semble recommander la formule du Kibboutz, celle des communautés, très proche d’un communisme à l’état pur, mais trouvant ses ressources dans un environnement où l’argent, le profit jouent leur rôle traditionnel. Nous sommes ici, à des années- lumière de la construction distributiste.

2. UN PEU NAIF, LE PROFESSEUR !

par Pierre HODIQUET

... « J’ai lu avec intérêt l’article de D. Macarov. Vous soulignez que nous ne sommes pas seuls dans notre analyse du chômage, mais c’est uniquement sur l’analyse, pas sur le remède. L’auteur restant dans le système n’indique aucune mesure de transition. Il nous parle d’une « société sans travail » alors qu’il s’agirait plutôt d’une société sans travailleurs, les robots effectuant le travail. J’ai retenu la phrase « Des changements dans la société seront aussi nécessaires pour parvenir à une base de répartition du revenu autre que le travail » ; et je tiens à préciser que le travail sert de base au calcul du revenu et non à la répartition. Pour nous la répartition est vite faite, puisqu’égalitaire et basée sur la production. »
Certaines affirmations sont curieuses comme « les bons étudiants sont mieux payés que les mauvais et les coopératives ne sont pas un rêve ». Les coopératives ne résolvent pas le problème.
Il suffirait de transformer toutes les entreprises en coopératives et le chômage disparaîtrait. De même les salariés achèteraient leur robot et le loueraient à leur employeurs. Ceci est d’une singulière naïveté pour un professeur. Notons toutefois ce trait de lucidité quand l’auteur avoue que trouver des méthodes pour mettre en oeuvre les réponses au chômage d’une façon qui ne crée ni agitation, ni bouleversements sociaux est plus difficile.

3. LA TRANSITION

par André PRIME

Dans l’introduction à l’article de David Macarov (G.R. de janvier), traduit de la revue américaine « The Futurist » par J.-P. Mon, on peut lire : « Il (l’article) est une façon d’aborder, dans ces « dossiers de la G.R.  », l’étude de ce qu’on peut appeler les mesures de transition vers l’E.D. : et les commentaires sur cet article, que nos lecteurs ne manqueront pas de nous envoyer, nous l’espérons, viendront utilement étayer les réflexions que mène sur cette question de la transition le groupe animé par Philippe le Duigon ». La transition est le problème qui occupe prioritairement mon esprit. Et je sais que nous sommes de nombreux distributistes à partager ce souci. Je saisis donc la balle au bond, d’autant que j’écrivais dans la G.R. de décembre dernier : « Il est indispensable d’élaborer une étude sérieuse de transition, tenant compte du contexte social, économique et politique de la France et même du monde. Sinon, nous ne serons pas crédibles. Ressasser la théorie de l’E.D. est la tâche la plus facile  : mais c’est stérile si nous n’offrons pas une perspective plausible des moyens d’y arriver ».
Donc, il est temps - car, sans jeu de mots, le Temps presse - de s’attaquer à ce problème. Le débat est ouvert ; les lecteurs de la G.R. ont quasiment le devoir d’y réfléchir, de proposer, de critiquer... jusqu’à ce qu’une synthèse puisse être dégagée.
En note préliminaire, je crois qu’il faut bien poser les «  règles du jeu » : éviter les blocages, les critiques non constructives, le manichéisme. Toutes les opinions doivent pouvoir s’exprimer ; par exemple, des camarades peuvent être marxisants, d’autres non. Pas d’anathème. Le monde est ce qu’il est, les êtres ce qu’ils sont et nous ne les voyons pas forcément tous de la même façon : alors dialoguons, car si des distributistes ne le font pas, qui le fera ?
Dans cet esprit, mon point de vue n’engage que moi. Aujourd’hui mon propos sera modeste ; je n’aborderai pas les mesures, mais essaierai de tracer un cadre, une « toile de fond » pour que puissent être - selon moi - élaborées et prises des mesures, faute de quoi nos idées risqueraient fort de se limiter à une discussion interne, voire byzantine.

POSTULATS

Je commencerai par 5 postulats :
1) Le « grand soir » n’est plus possible. A 20 ans, j’en rêvais. 40 ans plus tard, j’ai une autre optique. La majorité des gens n’est pas « révolutionnaire » dans ce sens-là et, le serait-elle, on imagine mal ce qu’on pourrait faire contre des mitrailleuses et des tanks. Je n’exclus pas pour autant une situation économique et sociale qui pourrait générer des événements type mai 68 (1). Mais, souvenez-vous » : quand la situation devint par trop critique, même de Gaulle n’hésita pas à faire appel à l’armée. Rappelons en passant qu’en mai 68 des camarades distributistes avaient un stand à la Sorbonne.
Une situation économique critique pourrait même surgir à l’échelle mondiale ; nous avons déjà eu des signes avant-coureurs : faillite de banques aux Etats-Unis, pays du Tiers-Monde en état de faillite également, faillite encore de nombreux agriculteurs américains, etc. Il est donc urgent d’élargir considérablement le cercle des gens acquis à nos idées, au cas où...

2) La crise est incontournable et je m’accroche à deux idées force (idées jusque-là confirmées par les faits) : la Reprise Américaine et mondiale n’aura pas vraiment lieu, c’est-à-dire qu’on ne reverra plus les «  30 glorieuses » et le Chômage ne sera jamais résorbé dans une économie de marché. Cette situation secrète une SOCIETE DUALE de plus en plus accusée des pauvres toujours plus nombreux et plus pauvres, des riches toujours plus riches. C’est valable au niveau des sociétés industrialisées, comme, à une échelle gigantesque, au niveau Nord-Sud : ça ne peut pas ne pas exploser un jour. Soyons prêts.

3) Mais le capitalisme est loin d’être mort
Les multinationales se portent bien ; la finance internationale rayonne (les bourses sont florissantes). Les industries de guerre prospèrent, notamment sous Reagan aux Etats-Unis : conséquence, l’URSS, est condamnée à investir une part énorme de ses biens et moyens dans les industries de guerre pour ne pas se laisser, distancer par les Etats-Unis. Si donc ses nouveaux dirigeants voulaient secouer la bureaucratie et le laxisme pour développer considérablement le bien-être, leur économie ne pourrait suivre. Une société distributiste ne peut s’instaurer et servir de modèle que dans nos pays « capitalistes ». Pour compléter ce 3e postulat, j’ajouterai (bien que je m’efforce de n’y point trop penser) qu’on ne peut exclure que le capitalisme, en cas de danger suprême - je veux dire de crise économique très grave mettant sa vie en péril - déclenche une 3e guerre mondiale.

4) Le socialisme distributif (nous avons tort d’avoir quelque peu délaissé cette belle association) peut être instauré dans un seul pays ; et pourquoi pas la France où il a été conçu ? Il me semble beaucoup plus utopique de penser qu’à cause de l’interconnection des échanges, l’E.D. ne peut être que mondiale. Donc pourquoi pas la France, puis l’Europe, puis... le Monde ?
Mais on ne doit pas oublier que le Tiers-monde nous interpelle. Cinq sur six des nouveaux-nés viennent au monde affamés dans ces pays exploités, (20, peut-être 50 millions de morts par an) où, de surcroit, se déroulent presque toutes les guerres de « libération-répression » depuis 1945 (20 millions de morts, plus les destructions). Ignorer ce monde, ces faits, et vouloir bâtir le paradis des « riches », c’est passer à côté d’une donnée fondamentale de notre temps. Le problème du Tiers-monde est donc à intégrer dans nos réflexions pour aller vers l’Economie Distributive.

5) « La droite et la gauche, c’est la même chose ! »
Je ne suis pas de ceux qui pensent : droite, gauche, c’est la même chose (leurs dirigeants, peut-être, encore que, personnellement, j’y mettrais plus que des nuances ; des différences profondes). Pris dans leur ensemble, ceux qui ont intérêt à ce que « ça change » constituent le « peuple de gauche » ; ceux qui ont intérêt au maintien du système constituent la droite : c’est une réalité incontournable. C’est la « gauche » qui depuis plus de 150 ans, sans pratiquement avoir été au pouvoir, a été, par ses grèves, ses luttes, ses prisonniers politiques, ses déportés,

ses morts, à l’origine de tous les acquis sociaux que nous connaissons. Et ils sont considérables : en gros, il ne reste plus aux générations actuelles - et ce n’est pas rien, bien sûr - qu’à forcer la dernière porte pour que s’instaure la société dont nous rêvons.
C’est logique : tout a été arraché, rien n’a été octroyé. Et pour l’.E.D., ce sera la même chose. Mais pour faciliter la lutte, visons d’abord le « peuple de gauche » et plus particulièrement les « déçus du socialisme  ». Faites un compte rapide même avec un PS à 30 %, un PC à 10 %, cela fait quelque 2 à 2,5 millions d’électeurs du « printemps 81 » déçus - qui attendaient - et attendent - « autre chose ». Pourquoi pas nos propositions, la seule issue ?

Réformes ou révolution

Le « cadre » étant en partie délimité par ces postulats, j’aborde mais je ne ferai qu’effleurer, car l’étude est complexe, et je compte sur les idées de nombreux camarades pour tracer « des voies » - le problème des moyens pour la transition.
« Mesures de transition vers l’E.D. » me gêne un peu. Bien sûr, le mot « mesures » n’implique pas forcément que nous soyons au pouvoir (ce qui serait utopique). Pour ma part, le mot « mesures » ne peut signifier que celles que nous pouvons avancer, suggérer aux gouvernants. A condition d’acquérir un certain poids, donc un certain crédit, les circonstances aidant.
Réformes ou révolution ? Révolution : j’ai donné mon point de vue dans le postulat n° 1. Alors, y a-t-il une autre voie que celle des réformes ? Personnellement, je n’en vois pas  : aux camarades de m’ouvrir les yeux !
2e question : Qui peut faire ces réformes mettant en jeu la vie- même du système ? La droite ? Exclu (sauf, sous très forte pression - mai 68 - des réformes partielles). Le PC ? Marginalisé  ; le pouvoir lui est interdit. Alors qui ? Il ne reste que la gauche réformiste. Je sais, le qualificatif est péjoratif : au pouvoir, avec la durée cette fois, elle a fait sur de nombreux points la politique de la droite et mieux qu’elle. Objectivement (rappelez-vous, en 81, la fuite des capitaux, la « grève » des investissements), je crois qu’il lui fallait rapidement se soumettre ou se démettre. Elle ne s’est pas démise... et les 2 millions d’électeurs déçus vont la rejeter dans l’opposition.
C’est pendant cette « pénitence » qu’il faut faire entendre notre voix, interpeller les dirigeants de gauche, éclairer les « déçus », et, pour quoi pas, les autres.
Encore une fois, il ne faut pas rêver :
- il faut nous situer dans la durée
- pendant cette « durée », faire connaître nos thèses aux électeurs, aux dirigeants de gauche, aux journalistes, économistes, etc.
- pour être prêts à « peser » sur la gauche si elle revient au pouvoir ; ou être là en cas de krach.

Prenons le minimum social garanti dont le PS nous rebat les oreilles à la veille de quitter le pouvoir. M. L. Duboin a bien montré qu’il s’inscrivait, comme d’autres mesures, dans le cadre de la redistribution et non de la distribution : ce n’est qu’une réminiscence dévoyée du revenu social que nous préconisons.

Néanmoins, je ne suis pas loin de croire que le PS a découvert cette idée à la lecture de la brochure « Sortir le Socialisme de la Crise » que le groupe de réflexion R. Buron avait distribuée à tous les députés et sénateurs socialistes et envoyée à toutes les fédérations.

Il faut donc harceler, bombarder (2) : avec la nouvelle brochure « Pour une Economie Libérée », par exemple. Mais notre théorie sera parfaite lorsque nous l’aurons complétée avec les « Mesures de Transition vers l’Economie Distributive ».

(1) Je compare simplement le climat : en effet, mai 68 était une « crise de civilisation » (Malraux), non une crise économique.
(2) Montherlant écrivait : « si vous voulez être édité, emmerdez les éditeurs ».