Perspectives européennes : espoirs et craintes
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Publication : décembre 1988
Mise en ligne : 4 juin 2009
Selon les choix qui seront faits, notamment en matière de structures économiques, la construction de l’Europe peut recéler le meilleur et le pire.
D’ores et déjà, les progrès récemment. accomplis sur le plan politique et en direction du fédéralisme se révèlent incontestablement bénéfiques.
L’existence d’un Parlement et de partis européens est de nature à favoriser la diffusion des idées nouvelles. L’audience dont jouit une doctrine dans un pays est un stimulant précieux pour ceux qui, dans d’autres pays, se réclament du même idéal. Souhaitons que l’Europe devienne, de plus en plus, un marché unique, ouvert à la libre circulation des idées d’avant-garde !
D’autre part, dans des domaines tels que la santé,
la défense de l’environnement, l’objection de conscience, la
peine de mort, des résolutions sont adoptées dont l’influence
n’est pas négligeable. L’Europe exerce ainsi sur ses membres
une sorte de tutelle morale, où l’on peut voir une amorce de
supranationalité.
Acquis aux principes du fédéralisme, nous espérons
que cette évolution se poursuivra et que prendra naissance un
pouvoir disposant d’une autorité réelle. A condition toutefois
que ce pouvoir, strictement limité dans ses compétences,
ne menace pas ce que le fédéralisme véritable tient
tant à préserver : l’originalité des pays membres,
leur faculté d’innover, d’expérimenter. Les peuples où
l’opinion est la plus mûre doivent pouvoir jouer librement leur
rôle de pionnier, par exemple dans le domaine de l’économie
ou du désarmement, et apporter ainsi leur pierre à l’édification
d’un monde plus rationnel. Le fédéralisme unit sans uniformiser.
Or, à cet égard, notamment dans le domaine de l’économie,
nous éprouvons de légitimes inquiétudes. Paradoxe
d’une Europe où les dirigeants, généralement si
peu enclins à s’engager dans la voie de la supranationalité,
se prêtent volontiers à une organisation contraignante
qui prive les pays membres de leur autonomie économique, en leur
imposant, au nom d’une idéologie périmée, de se
plier aux mêmes disciplines et d’adopter les mêmes structures.
Va-t-on figer l’Europe des Douze, qui pourrait être
l’Europe du renouveau, dans ce libéralisme dont il serait inutile
de rappeler ici à quel point il est inique et irrationnel ? Les
erreurs des libéraux sont d’autant plus tenaces que les faits,
dans l’optique étroite qui est la leur, semblent souvent leur
donner raison. Ils s’hypnotisent sur la croissance, comme si elle était
la mesure exacte de la santé économique ; dès lors,
quand la croissance est en bonne voie, ils ont l’illusion de voir « le
bout du tunnel« . Mais nous ne pourrions considérer comme
saine une économie qui tolère le déséquilibre
entre production et consommation, de criantes inégalités,
le gaspillage des ressources et diverses atteintes à l’environnement.
Pour les partisans du libéralisme, la concurrence est à
la fois un défi et un idéal. A nos yeux, elle est essentiellement
désordre et gaspillage d’énergie. Elle élimine
les entrepreneurs les moins favorisés par les conditions naturelles,
ou les plus consciencieux. On veut leur imposer des lois pour la rendre
loyale. Mais le désordre, codifié, demeure le désordre.
L’organisation européenne offre la possibilité de véritables délibérations où le but poursuivi est l’intérêt commun. Dans ces conditions, les problèmes que nous pose l’équilibre du commerce extérieur doivent pouvoir se résoudre autrement que par une guerre économique, particulièrement choquante dans le cadre européen.
N’est-il pas quelque peu paradoxal de vouloir fonder
l’union sur la compétition ? Si les uns gagnent, c’est que les
autres perdent. Et en un sens, ils finiront par perdre tous ensemble,
à cause de la restriction globale du pouvoir d’achat, donc des
débouchés, dus à la politique de « rigueur ».
Mieux vaudrait gagner tous ensemble, grâce à une organisation
rationnelle -non concurentielle - de l’économie européenne.
Il semble que l’on puisse y parvenir par la mise en commun et la redistribution
des excédents des productions nationales. Cette solution, conforme
aux principes généraux du distributisme, laisse aux nations
leur pleine autonomie quant à leur organisation économique
interne.
Antoine Waechter, candidat écologiste à l’élection
présidentielle, avait très justement déclaré,
au cours d’une interview accordée au journal « Le Monde »,
qu’il faut substituer la coopération à la compétition.
Espérons que les milieux les plus clairvoyants de l’opinion européenne
- disons les Verts et la Nouvelle gauche - mettront sérieusement
cette question à l’étude, en vue de préciser les
modalités de cette coopération. Un plan rationnel et efficace
pourrait servir ultérieurement d’exemple à ce « nouvel
ordre économique mondial », qui n’est pas encore sorti des
nuées.
La philosophie humaniste parviendra-t-elle, grâce à un
renouveau de la pensée politique et économique au sein
du Parlement européen, à triompher de l’esprit mercantile ?
On se prépare activement à affronter la fameuse échéance
du 1er janvier 1993. Est-il encore temps de réagir, avec quelques
chances de succès ? L’enjeu de cette lutte est l’âme de
l’Europe.