Contre la jungle qu’on nous prépare

Éditorial
par  M.-L. DUBOIN
Publication : décembre 1988
Mise en ligne : 4 juin 2009

Les « politiques » européens, en décidant d’un marché unique à partir du 1er Janvier 1993 ont pris une responsabilité dont ils ne maîtriseront certainement pas toutes les conséquences. Par contre, le monde des affaires, celui des grosses sociétés, des banquiers et de ceux qui, par le pouvoir financier qu’on leur abandonne, décident de notre sort, ont déjà pris les devants et s’organisent, ou plutôt organisent notre Europe, grâce aux moyens énormes qui sont les leurs. N’ayons aucun doute : cette Europe qu’ils préparent sera juteuse... pour eux. Face à ce petit monde de gens organisés et puissants, une minorité a pris conscience des dangers qui menacent : l’extrême droite de Le Pen , par idéologie nationaliste et le parti communiste, par crainte d’un nivellement par le bas des conditions des travailleurs, s’opposent à cette Europe.

Cette opposition est-elle la seule stratégie possible contre les dangers de la jungle qui se prépare ?

Bien plus courageuse est l’attitude de ceux qui ont entrepris d’opposer au projet sournoisement mijoté de l’Europe des « affairistes » un projet soigneusement élaboré pour offrir un véritable projet de civilisation à l’Europe de demain. Ils méritent d’autant plus notre collaboration enthousiaste qu’ils ont compris ce dont les distributistes sont persuadés depuis plus de cinquante ans : un projet de civilisation, au vingtième siècle, ne peut se concevoir que dans le cadre d’une économie distributive substituant la convivialité, la concertation, la coopération, à la compétitivité exacerbée des loups qui aujourd’hui mènent pour leur seul profit un monde dont les trois-quarts des habitants sont honteusement exploités, écrasés, éliminés. A l’heure où se produit la grande relève des hommes par des robots dans toutes les tâches de production, seule l’économie distributive peut offrir aux humains les moyens de s’épanouir dans un environnement sain se développant dans des conditions raisonnables. Ces gens courageux ont formé en Juin dernier une association dont nous avons déjà parlé dans ces colonnes en présentant l’appel « pour un projet social et culturel européen » de Jacques Robin. Dans la première ébauche de projet, on pouvait déjà lire qu’il fallait à l’Europe de 1993 une économie au service des hommes capable de leur distribuer le revenu du travail des machines, en dissociant l’automatisme des concepts de travail et de revenu et en instillant des zones de gratuité des services.

La seconde assemblée générale de cette association vient de se tenir le 16 Novembre. Quel n’a pas été mon enthousiasme en y entendant de nombreuses déclarations, des réflexions ou des intentions venant de personnalités fort différentes, mais qui, comme par miracle, exprimaient tout à coup ce que nous avons tant de mal à tenter de «  faire passer » depuis tant d’années.

Jacques Robin dans son introduction exprima le désir de voir s’élaborer un projet social susceptible d’apporter aux européens liberté et sécurité et affirma qu’il fallait pour cela remettre l’économie à sa place dans une justice plus distributive. Puis le Président de l’association, B. Barthalay, constata le découplage graduel entre revenus et travail et, en sa qualité de spécialiste des question monétaires, il affirma que la monnaie devait cesser d’être un paramètre insaisissable et il montra que la monnaie informatique venait à point pour résoudre bien des problèmes. Il conclut l’une de ses interventions sur la nécessité de restaurer la prééminence de la décision politique en matière économique DONC en matière monétaire. Un Professeur de Droit, Madame Delmas-Marty, ouvrit des horizons : elle démontra que la Cour Européenne des Droits de l’Homme offre un instrument qu’il faut utiliser. En l’écoutant je pensais qu’il existe en effet un moderne « droit de l’homme » qu’il importe de faire reconnaître (et ce projet et cet instrument en sont sans doute les moyens), c’est le droit économique, c’est à dire le droit à un revenu décent, suffisant pour assurer à chacun son indépendance et sa sécurité. Faire reconnaître ce droit serait faire admettre que nous sommes tous, et au même titre, cohéritiers d’un immense patrimoine de connaissances qui s’avère riche d’énormes possibilités.

Je ne peux pas rapporter ici toutes les interventions remarquables qui furent faites au cours de cette assemblée. Elles permettent d’espérer que le travail des commissions qui ont été créées pour aboutir à des propositions plus concrètes dans les domaines de la culture, du social et de l’écologie sera efficace. J’ai noté, entre autres, la proposition de F. Plassard, Ingénieur agronome qui, constatant les dysfonctionnements actuels de l’agriculture et de la concentration de la population dans les villes suggère que les agriculteurs soient considérés (et payés en tant que tels) comme les garants de la terre, de l’écologie, d’une production de produits sains. Il affirme : « faire de l’agriculture un métier scientifique de la complexité qui réconcilie l’homme, sa santé et son environnement, est devenu maintenant possible dans notre situation d’abondance ». Lui aussi parle de « temps choisi », d’un contrat de formation continu associé à un crédit de formation qu’on pourrait, pourquoi pas, dit-il, appeler dans quelques années le revenu du citoyen, pour conclure : « le temps choisi, une idée pour favoriser la vie et la diversité des mondes ruraux », et, par conséquent rétablir un meilleur équilibre entre les densités des populations urbaines et rurales. Enfin René Passet fit une synthèse magistrale qu’il faudrait pouvoir rapporter entièrement, montrant que la question économique est sousjacente à toutes les autres et que le problème essentiel de notre temps est le remplacement de l’homme par la machine. Il conclut : « l’Europe est une chance et un instrument pour poser les problèmes correctement ».

Quatre ans pour s’y préparer n’est pas un délai très long, il y a un énorme effort à faire. Les distributistes, bien évidemment, seront plus que jamais là pour y participer.