Quand on n’a pas le sou
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Publication : janvier 1989
Mise en ligne : 19 mai 2009
Il y a les pauvres honteux : ceux qui se réfèrent
aux valeurs capitalistes, comme seul modèle de « normalité ».
Il y a les pauvres, résignés, qui faute d’avoir acquis
des explications sur leur sort, se croient individuellement frappés
d’une sorte de tare.
Il y a les pauvres qui se refusent aux valeurs de leur société
et tirent fierté de leur insurmontable inaptitude, comme étant
un signe de santé, d’honnêteté, d’échappatoire
vers des valeurs autres, différentes, utopiques, d’avenir...
qui les conduisent à une révolte thérapeutique.
La pauvreté endémique, chronique, liée à
une éthique de vie, se conçoit avec un certain orgueil
d’être inapte, dans un monde que l’on désavoue.
Quand on n’a pas le sou, on mange mal et à la longue on a des
malaises, des maladies chroniques, des séquelles digestives,
affaiblissement, étourdissements, baisse de la tension. Les dents
s’abiment, les cheveux tombent, on souffre de douleurs abdominales,
et on paie, beaucoup plus tard, les carences en vitamines, en protéines,
en oligoéléments, en calcium.
Quand on n’a pas le sou, on n’ose dépenser en chauffage : car
il y aura la note de gaz ou d’électricité au bout du compte,
le fuel, ou la grosse bouteille de butane. Bref, une échéance
où il faut sortir d’un seul coup une grosse somme.
Quand on n’a pas le sou, on est souvent mal logé ce qui devient
très perturbant pour les nerfs si on est plusieurs dans un espace
exigu : petit espace= gène par le bruit, les vapeurs et odeurs
de cuisine, l’humidité, l’absence d’un « coin à soi ».
Les enfants y attrapent des bronchites, n’arrivent pas à se concentrer
pour faire leurs devoirs, on ne peut isoler celui qui a une maladie
infantile, donc les autres l’attrapent aussi. Qui va les garder à
la maison ? Le dimanche, dit jour de repos, les petits s’ébattent,
pendant que la mère si elle travaille au dehors, fait tout l’arriéré
de lavage, ménage, repassage, cuisine d’avance, etc... Alors
c’est la nervosité, les menaces, les punitions, les gifles. Gêne
pour les voisins qui subissent les discussions et le bruit d’enfants
réunis dans une seule pièce.
Quand on n’a pas le sou, on remet de se faire soigner pour des traitements
non remboursés, des prothèses, des soins réguliers
qui demandent du temps ou des déplacements onéreux. On
reporte à plus tard des examens de dépistage parce qu’ils
sont trop chers, qu’ils vont immobiliser la mère de famille dont
le travail bénévole est précieux et qui ne peut
s’offrir une garde d’enfants.
Le manque d’argent, c’est une obsession de chaque
instant : on ne peut pas suivre les autres, s’ils vont en vacances,
s’ils vont au restaurant, s’ils participent financièrement à
une fête, si les collègues vous invitent à faire
du lèche-vitrine... C’est une sanction de tout ce qui est culturel :
journaux, cinéma, théâtre, concerts, ateliers de
formation, artistique, intellectuelle, professionnelle.
On ne peut pousser l’instruction de ses enfants : on a hâte de
les voir autonomes, surtout lorsque l’aîné de 3 enfants
atteint ses 18 ans et qu’on perd tous les droits de « famille nombreuse » :
allocation d’un logement, devenu trop lourd, gratuité des transports
ou réduction, allocations familiales. Tout d’un coup il faut
réduire le standing et pousser ses enfants à se « débrouiller
» à un âge où ils rêvent de mobylette,
de moto, de sorties... Et ils ont besoin de beaucoup de nourriture pour
finir leur croissance.
On « place » alors les enfants au maximum dans des institutions
où l’Etat peut les prendre en charge, les séparant...
Ils ne sont pas dupes et vous en veulent plus tard...
Alors on manque de confiance en soi : on culpabilise : il y a une culpabilité
à s’être mise dans une situation que d’autres n’imaginent
même pas, sinon comme objet d’étude.
Ce sont souvent les mères, parfois les pères, qui culpabilisent
quand du fait de leur « infériorisation » les enfants
manquent de l’essentiel, que leur avenir physique, moral, social est
en jeu. C’est la mère qui fait des démarches humiliantes
pour qu’ils soient placés, pris en charge, bénéficient
de réductions diverses. C’est une blessure, pour les parents,
que de voir traités leurs enfants en petits assistés.
C’est l’obligation de s’en remettre au paternalisme des administrations
d’assistanat, qu’il faut affronter dans des lieux publics. Par manque
d’argent, il semble qu’on n’ait pas été assez disponible
à ses enfants, qu’on les a souvent poussés dehors, puis
poussés à étudier « utilement », puis
poussés trop tôt à gagner leur propre vie, tout
de suite, n’importe comment, à n’importe quel prix, sans pouvoir
tenir compte de leurs aptitudes et de leur avis ! On ne leur a pas offert
ce qui leur faisait envie chez tel petit copain. On a baissé
le nez devant un professeur injuste, parce qu’on craint de les voir
mal jugés, ou renvoyés. On a alors doublement honte : de
son silence, ou de sa colère, de son impuissance, de voir retomber
sur des enfants qui n’ont rien demandé l’opprobe, l’injustice.
Trop longtemps apeurée, soumise, craintive, peu assurée,
on « loupe le coche », ouvrant la bouche trop tard et avec
anxiété : on n’a vraiment pas su y faire. On se compare
souvent aux autres, s’interrogeant sur leurs manières de vivre,
de dépenser, de penser, en les jalousant ils sont plus malins !
Pour certaines femmes, c’est alors l’acceptation sous leur toit de la violence de celui qui « ramène » un salaire, des injures, des humiliations. Elles se croient « bonnes à rien » alors qu’elles sont précisément « bonnes à tout faire ». C’est progressivement un repli, un complexe d’infériorité sur leur différence, une inhibition à sortir de chez soi, de son rôle, de son mutisme, parce qu’elles savent que toute tentative de libération se heurtera au MANQUE... d’argent, d’instruction, d’expérience... Elles espèrent toute leur vie être un jour comme tout le monde, pouvoir se mêler aux autres.
Etre sans argent, c’est ne plus avoir de repères exacts sur ses propres facultés, sa propre identité. Contrainte de tout supporter, en attendant...
L’idée de culture, d’instruction, est un véritable luxe. Il faut du temps, de la sérénité, de l’argent pour acheter les livres, une disponibilité d’esprit pour oser aller dans les bibliothèques. Dès qu’on s’élève un tant soit peu, on se trouve alors confronté à ceux qui ont pu acquérir des connaissances, bien plus jeunes, se faire au jargon universitaire, comprendre les dédales de l’organisation intellectuelle : il faut grapiller en dehors des heures de bureau ou d’usine et lire, sans guide, dans tous les sens pendant bien des années, avant de pouvoir mettre un peu d’ordre dans ses pensées.
Là où les plus privilégiés sont, depuis l’école primaire, sur des rails, où on leur a enseigné dans un ordre logique l’organisation sociale, l’économie, la politique, les origines du monde, la complexité du système de vie actuel...
On passe toute sa vie pour l’« autodidacte »,
pour l’amateur, pour quelqu’un qui se pose avec trop de gravité,
des questions particulières, qui ne sont pas au programme.
Tout cela paraît un peu ridicule à l’étudiant normal
qui est là pour préparer son avenir matériel.
A vouloir sortir de sa condition matérielle ou sociale, on risque d’essuyer des humiliations et des découragements, parce qu’on regarde la vie d’un lieu que les nouvelles personnes fréquentées n’ont pas connu.