Les nouvelles solidarités


par  G. DENIZEAU
Publication : mars 1989
Mise en ligne : 15 mai 2009

Le numéro du journal « Le Parisien » du 14 décembre 1988 proposait, avec Bernard Kouchner, Secrétaire d’Etat chargé de l’action humanitaire et le Ministère de la solidarité et de la protection sociale, une opération appelée les « nouvelles solidarités », Assises internationales Paris-Sorbonne 9-10-11 janvier 1989.
Il était précisé : « Vous avez des idées pour secourir les exclus ? Des solutions pour permettre leur insertion ? Ecrivez vite ! Vos lettres seront étudiées avec soin et transmises à Bernard Kouchner ». J’ai aussitôt écrit en joignant une documentation sur la monnaie verte. J’espérais une invitation, je ne l’ai pas reçue. Le 9 janvier, quand je ne suis présenté à la Sorbonne, j’ai rapidement compris le malentendu. Mes propositions sortaient du cadre que les organisateurs s’étaient assignés. Seules les suggestions des associations caritatives étaient retenues, j’ai réalisé plus tard pourquoi. Elles sont le partenariat privilégié, exclusif, admis à coopérer avec le gouvernement.
La solidarité, soit : nais sous la forme unique de la charité.
Démuni d’invitation, il n’a fallu ruser pour franchir les halls et les portes d’entrée défendus par des cerbères qui fouillaient et filtraient les invités pourtant sélectionnés d’avance.
Nous étions là pour une table ronde, c’est à une formidable mascarade que nous assistions.
En trois jours, nous avons entendu cent orateurs expérimentés, Mmes et MM. Mitterrand, Rocard, Fabius, Kouchner, Chaban, Evin, Méhaignerie, Simone Weil, d’autres encore sachant capter rapidement l’attention de leur auditoire. Mis à part Harlem Désir et l’Abbé Pierre, peu de choses très intéressantes ont été dites. Le jargon technique des hauts fonctionnaires est une distraction vite lassante et peu édifiante. Quand l’Abbé Pierre s’est écrié : « Je voudrais bien savoir combien a coûté la guerre d’Algérie, et pourquoi on ne trouve pas l’argent pour faire la guerre à la misère ? » Un tonnerre d’applaudissements a salué ces propos.
Les parlementaires et les fonctionnaires des ministères n’ont pas bronché. Quelques minutes suffisent pour apaiser les consciences dans ce cas et le traintrain reprend vite son cours. N’étaient présents ici que des premiers de la classe attentifs et béats, malgré la vigueur et la véracité de ces propos, ils n’allaient pas faire de vagues.
Ah ! que les mots TRAVAIL, HONNEUR, DIGNITE sonnaient bien dans cette salle magnifique.
M. Rocard parla même de révolution véritable à propos du RMI. La distribution d’un authentique pactole ne lui aurait pas inspiré de mots plus ronflants. Hélas, moi dont l’esprit est toujours mal tourné, je constatais que prononcer le mot froid n’enveloppe par le bavard de son frisson si désagréable, de sa morsure si cruelle des extrémités des membres. Prononcer le mot FAIM n’en cause pas les affres, pas plus que celui de MISERE ne tourmente les tripes des orateurs.
Quant à quitter cette salle prestigieuse pour aller chez les miséreux, les visiter dans leurs taudis ou leurs abris de fortune où ils trouvent une protection illusoire contre les intempéries, personne n’aurait osé en faire la proposition. Les bancs où nous étions assis étaient durs, nais l’atmosphère de la salle était douillette. Si parfois, on a parlé avec intérêt des miséreux, des exclus, des nouveaux pauvres, on a bien senti qu’ils sont un peu coupables de leur état ; le ton était souvent celui du paysan parlant de son troupeau de moutons. Faisons exception pour certaines organisations dont les délégués ont dû beaucoup souffrir de l’ignorance des pouvoirs publics. Il est bien pénible de parler de ces gens-là, ils nous dérangent, il serait plus agréable de penser au soleil de la montagne ou des Seychelles. Approfondir leurs problèmes, cela finit par assombrir le moral. Heureusement, à l’extérieur, pas un mendiant n’était repérable à un kilomètre à la ronde. Bravo le service d’ordre.
Ainsi donc la charité n’a jamais résolu le problème de la misère, c’est pourtant cette voie que choisit le gouvernement. La solidarité, la vraie SOLIDARITE, celle qui arrêterait le processus d’exclusion et de marginalisation, peut encore attendre. Les faits permettraient une solidarité véritable, nais la majorité des cervelles humaines n’est pas prête. Mieux vaut répéter qu’il y a toujours eu des riches et des pauvres, qu’avec nos mille associations caritatives, nous possédons une armée de vaillants soldats pour combattre (bénévolement) la misère.
J’aimerais terminer sur une note d’espoir au profit des plus démunis. Je dois y renoncer. Avec les « nouvelles solidarités », le gouvernement a réussi à exalter les troupes des associations charitables, à relancer leur ardeur, à gagner leur estime en répétant qu’elles sont des partenaires admirables.
C’est clair, on évacue pour un temps le problème de la pauvreté et de la faim en France. Bâillonner les EXCLUS dont la voix timide, teintée de honte est pourtant bien faible, cela suffit momentanément au capitalisme dont l’ambition est de gagner du temps. Depuis toujours, il trouve la complicité intéressée, consciente, servile ou bonnasse dont il a besoin pour durer. Le conformisme et les traditions font le reste.
Et les médias, demandez-vous ? Ils étaient tous là, muets, attentifs, affairés. Il n’y eut pas de vagues.
Quant à nous, nous ne sonnes pas dans le bon camp. Notre sommeil promet d’être longtemps troublé.
Un intervenant a proposé la construction dans chaque ville et village d’une maison-de la Solidarité. Je ne suis mis à rêver : à la monnaie verte qu’on pourrait y délivrer, à l’information qu’on pourrait y dispenser, à l’environnement éducatif qu’on pourrait y déployer. L’A.N.P.E. pourrait y siéger. Le « sacrifice » d’un avion de combat pourrait suffire à cet équipement national, nais n’est-ce pas là un mirage ! Pareille réalisation serait du socialisme. D’autre part, depuis les dernières élections présidentielles, le Bon Dieu s’est fixé chez nous en France et le propre du Bon Dieu n’est-il pas d’accomplir des miracles ?

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Corroborant ce que dit notre camarade Denizeau, le « Monde Affaires » du 28 janvier 1989 a publié dans sa rubrique « à suivre » les quelques lignes suivantes, bien révélatrices « Charité bien ordonnée  » Depuis que la charité est devenue un « business  », parfois un « show bisiness », Bernard Kouchner s’est imposé en expert, de Médecins sans frontière à Médecins du monde.
Secrétaire d’Etat à l’action humanitaire, il a réussi une grande opération médiatique avec le colloque consacré aux « Nouvelles Solidarités » qui s’est tenu à la Sorbonne du 9 au 11 janvier. En y faisant intervenir Simone Weil, Jacques Chaban-Delmas, Pierre Méhaignerie, Jean-Pierre Soisson et quelques autres aux côtés de ministres socialistes, il a réussi mieux. L’ouverture prenait un air d’opéra.
Mais le final est au moins aussi grandiose. Avec toutes les contributions rassemblées, et qui n’était pas disponibles lors de ces journées, Bernard Kouchner sort un livre, le 24 janvier, publié aux éditions Syros. Son titre ? revenu minimum : réussir l’insertion. Son thème ? La pauvreté et l’exclusion... Apparemment pas pour tout le monde !