Un cas qui fait réfléchir


par  L. LE METER, M.-L. DUBOIN
Publication : mai 1989
Mise en ligne : 14 mai 2009

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Une immense tristesse

En arrivant en 1973 sur la ferme de Francquemont, à trois kilomètres de Saint-Péran en Ille-et-Vilaine, Annick et Jules Marot ont retroussé leurs manches. Ils avaient dù quitter une toute petite exploitation du côté de Ploërmel dans la Morbihan. Elle venait de se faire « bouffer » par la quatre-voies.
A Francquemont, il fallait défricher. Mais au bout du compte, ça donnait une ferme de 43 hectares : de quoi vivre avec les cinq enfants. Annick et Jules avaient été encouragés. Ils avaient la réputation d’être courageux. Pas de problème pour acheter la ferme à 320.000F, ni pour acheter le cheptel. Les prêts du Crédit Agricole sont bien tombés.

Le malheur est entré dans la cour

Mais, dans la vie d Annick et de Jules, le malheur a commencé lorsque neuf des vaches sont entrées dans la cour de la ferme de Francquemont en 1975. Les bêtes étaient brucelliques. Quelque temps après, il a fallu vendre tout le cheptel laitier. Et repartir. La sécheresse de 1976 n’arrange rien.
Annick et Jules ne s’en sortent plus. Ils n’arrivent pas à faire face à leurs échéances. Les pressions commencent. En 1978, ils se résignent à vendre la ferme. Commence alors l’alchimie pernicieuse de la liquidation achetée 320.000 F la ferme est revendue 500.000 F En cinq ans, elle a pris 180.000 F car les Marot l’ont défrichée et bien travaillée. lis ont déjà remboursé 10.000 F lis n’ont plus que leurs yeux pour pleurer.

Les abaisseurs de têtes

« Ces gens-là, c’est des abaisseurs de têtes, ni plus ni moins- dit Jules. Il ajoute « Quand une chose comme ça arrive à un gars,il devient honteux. Tu le retrouves rabaissé au ras. Tu n’oses pas te montrer. » Mais avec Annick, ils ont quand même relevé la tête. Ils ont fait un procès « parce qu’il y avait des choses pas claires dans les comptes du Crédit Agricole » . Pourquoi par exemple la banque a-t-elle compté des intérêts pour la construction d’un hangar, qui a été bâti bien avant l’arrivée des Marot ?
Le tribunal note au passage « qu’il est quasiment impossible d’apurer les comptes par la faute du Crédit Agricole, puisque les relevés de compte ne portent aucune référence de remboursements de prêts ».

« Ça use »

Mais la procédure est longue, si longue. « Ca use. Les ennuis ça use. Et pas que nous. Nos enfants et nos parents aussi. », soupire Annick.
« Heureusement, des gens nous font confiance. Ce qui prouve qu’on n’est pas malhonnêtes. »
C’est ce qui donne à Annick et Jules la force de se battre. « Oh, vous savez, dit Annick, il y en a qui sont pire que nous. Nos grands enfants nous aident, et nous venons d’avoir le revenu minimum. (RMI)  ». Mais Jules Marot s’inquiète : « Est-ce que c’est normal de demander ça à des enfants ? Si on ne nous avait pas trompés, on vivrait bien sur notre ferme. » En tripotant les papiers -« toute cette paperasserie » - Jules dit avec conviction : « J’ai confiance dans la justice ».

Louis LE METER

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Une prise de responsabilité

En économie distributive, le sort d’Annick et Jules aurait été bien différent.
D’abord, ils n’auraient pas eu à s’adresser à une banque pour « acheter » la ferme de Francquemont, mais à la commune de Saint-Péran. Et ils n’auraient pas eu à apporter un capital, ici le reste de leur expropriation de Ploërmel, pour obtenir un prêt, c’est plutôt leur savoirfaire et leur courage dont la commune aurait demandé la preuve.

Enfin leur prise en charge de la ferme n’aurait pas été faite contre l’engagement de verser des intérêts au Crédit Agricole.

Leur contrat aurait été différent : contre l’assurance , par la commune, de leur verser régulièrement un revenu décent, à vie ; ils se seraient engagés à défricher la ferme, puis à la faire produire en fonction des besoins, tout en prenant la responsabilité de l’environnement, en l’occurence une partie du territoire de Saint-Péran. Ils auraient pu être amenés, ultérieurement, à aménager dans leur ferme un lieu de séjour pour des citadins, avec des moyens que la commune, évidemment, leur aurait alors fournis dans ce but.

En cas de malheur

C’est l’épidémie de brucellose qui, dans le contexte actuel, a été fatale à l’entreprise Marot. Ils auraient pu s’assurer, se mettre à l’abri du risque contre paiement de primes à une compagnie d’assurances. S’ils ne l’ont pas fait, c’est probablement à cause du coût de ces primes.

En économie distributive, pas d’assurances privées, permettant à ceux qui ont les moyens de payer d’être insouciant, de se conduire en irresponsables. C’est encore la commune qui assure, collectivement, mutuellement, ses citoyens. Elle serait donc intervenue pour déterminer si les agriculteurs avaient ou non commis une faute professionnelle, par exemple en ne prenant pas les mesures préventives nécessaires et dont ils auraient été informés.

S’ils sont reconnus coupables, une sanction s’impose  : il faut que l’expérience leur apprenne à prendre leurs responsabilités. Mais pas une sanction financière, pas cette faillite qui porte préjudice à leurs enfants, à toute leur famille. Une sanction professionnelle, à la mesure de la faute : « Vous avez fait preuve d’incapacité, manqué de ce fait à votre contrat, la commune vous retire non pas vos revenus, mais la responsabilité qui vous avait été confiée : au moins provisoirement, vous travaillerez sous les ordres d’un tel, un voisin par exemple, comme ouvriers agricoles. »

Jules et Annick parlent de leur réputation. C’est une chose importante dans une commune rurale où les gens se connaissent, parce qu’ils se voient mutuellement à l’oeuvre. La commune, c’est à dire, finalement les voisins, sauront bien voir si le courage que Jules et Annick avaient toujours montré est la preuve que la mort de leurs vaches était un accident et non le fait de leur incapacité définitive.

***

Il faut continuer l’enquête

Le travail des Marot pour mettre leur ferme en état leur a rapporté 180.000 F en cinq ans. Cela fait un salaire mensuel de 1.500 F. pour chacun d’eux... Combien leur travail a-t-il rapporté au Crédit Agricole ? Les enquêteurs de Ouest-France sont-ils en mesure de le déterminer ?
D’autre part nous savons que la Communauté européenne va dépenser en 1989 plus de 30 milliards d’écus, soit de l’ordre de 210 milliards de Francs pour soutenir le marché agricole. On pourrait diviser ce chiffre par le nombre d’agriculteurs pour avoir une moyenne, mais celà n’a pas beaucoup de sens, étant donnée la disparité de ces allocations. Serait-il possible de déterminer les sommes dépensées, tant par la Communauté européenne que par le gouvernement Français, sous forme d’allocations, subventions, primes et assurances sociales diverses, et correspondant aux seuls agriculteurs de Saint-Péran ?
Enfin, troisième complément d’enquête : quelle aurait été la réponse d’Annick et Jules Marot s’il leur avait été offert un « contrat distributrif »  : le versement assuré de revenus réguliers, à vie, pour chacun d’eux, contre la responsabilité de l’entretien de leur ferme ? A combien estiment-ils que devrait s’élever le revenu ainsi assuré pour que celà, à leurs yeux, vaille la peine qu’ils acceptent pareil engagement ? Sont-ils prêts, eux-mêmes et les autres cultivateurs de Saint-Péran , à assurer la gestion de leur commune sur cette base de co-responsabilité ? Les mêmes questions évidemment sont posées aux agriculteurs de la région du Rhône qui signent l’article intitulé « Des mouvements dans le paysage agricole » dans la circulaire du groupe DES OBJECTIONS EN MONDE RURAL, N°73, de Janvier-Mars 1989.