L’émergence d’une économie plus distributive
Publication : décembre 1989
Mise en ligne : 15 avril 2009
Propositions économiques, monétaires et institutionnelles
...L’appropriation partielle par la puissance publique,
à quelque niveau de son organisation que ce soit, la privatisation
ou le développement de l’économie sociale doivent servir
à la fois la concurrence en Europe et la compétitivité
de l’Europe. Les pouvoirs publics doseront les modes d’appropriation
selon ces deux critères tout en recherchant le meilleur équilibre
possible entre le privé, le public et le social.
Une fois que la production automatique entre en action, le flux du produit
dépend beaucoup plus d’un ensemble de dépenses réalisées
préalablement en amont des processus de production que des variations
affectant marginalement les quantités de tel ou tel facteur de
production.
"Revenu marginal, coût marginal, productivité marginale,
qui sont les fondements du calcul économique "capitalisé"
perdent leur sens. La "plusvalue" du travail manuel, base
de la théorie marxienne, ne connaît par un meilleur sort
à partir du moment où on ne peut plus parler de productivité
d’un facteur isolé, travail ou capital. Et l’on ne contourne
pas le problème en transférant cette plus-value au travail
intellectuel, source de l’investissement immatériel ; la valeur
de ce travail ne se mesure pas en durée ; le qualitatif y revêt
une telle importance que la question du travail simple et du travail
complexe devient (si cela est possible) encore plus inextricable et
on peut enfin se demander si chaque individu ne se borne pas ici à
restituer à la société ce que celle-ci lui a avancé
au moment de sa formation (1)".
Comment s’engager dans cette voie ? Constatons d’abord, que 50 à
60 des titulaires de revenus, dans les quatre grands pays de la Communauté,
dépendent de l’Etat pour leur subsistance, qu’il s’agisse d’un
revenu primaire, s’ils sont salariés d’une entreprise publique,
ou d’un revenu secondaire, s’ils sont fonctionnaires, retraités
ou chômeurs. C’est utopique d’envisager, dans ces conditions,
la distribution à tous les Européens d’un revenu supplémentaire
net d’impôt, représentatif des gains de productivité
imputables aux connaissances scientifiques appliquées à
la production ? A compter de 1992, elle pourrait signifier à
chacun à la fois : 1) les progrès accomplis par la recherche
dans la Communauté, 2) la volonté de mettre à profit
la mutation technologique pour s’acheminer vers une économie
au service de l’homme et, 3) l’anticipation d’un état futur de
la société européenne où la puissance publique
prélèverait sur la réalisation du produit marchand
du système de production automatique de quoi financer non seulement
la distribution d’un revenu minimum garanti, mais aussi les dépenses
publiques. Un "impôt technologique" alimenterait un
fonds communautaire et viendrait en déduction de l’impôt
sur les sociétés. Une fois que l"impôt technologique"
aura été substitué à l’impôt sur les
sociétés, la croissance de la production du système
de production automatique pourrait s’accompagner d’une désescalade
des autres éléments de la fiscalité directe.
Le revenu minimum garanti, allocation universelle augmentée progressivement
en fonction de la croissance du produit marchand réalisé
du système de production automatique, ferait partiellement double
emploi avec la protection sociale actuelle, par exemple les allocations
familiales, les indemnités de chômage. En revanche, l’assurance
maladie et les compléments de retraite devraient persister.
Qui doit prélever et distribuer ?
La réponse ne va pas de soi. Elle doit obéir
à un double impératif de simplicité et de diversification.
La simplicité plaide naturellement en faveur de l’Etat, la diversification
en faveur de plusieurs niveaux d’organisation de la puissance publique.
Le choix de l’Etat serait dans la logique stricte de l’économie
distributive. Mais une démocratie participative et fédérative
est une garantie indispensable contre la bureaucratie et le centralisme.
Cependant, dans le système de la production automatique, l’autogestion
ouvrière est caduque, faute d’ouvriers. La portée d’une
participation des salariés d’entreprise ellemême est limitée.
Pour représenter l’intérêt populaire des citoyens
entre qui le revenu est distribué, la participation doit s’étendre
au-delà de l’entreprise, professionnellement à la branche
et territorialement à la région.
Pour ménager une transition douce entre la situation présente
de sousemploi et cette démocratie économique, il faut
non seulement commencer à distribuer ce revenu technologique
mais inciter les actifs à réduire leur taux d’activité
: les formes flexibles de contrat de travail, et le travail atypique
(temps partiel, travail intérimaire, contrat à durée
déterminée, activité de sous-traitance) doivent
être entourés des mêmes garanties que le travail
à temps plein. Cela équivaut à reconnaitre le droit
pour chaque travailleur au libre emploi de son temps sans précarisation.
Enfin, le revenu technologique pourrait être distribué
sous la forme monétique d’une carte à mémoire utilisable
uniquement pour acheter des produits du système de production
automatique ou pour payer des services publics. Le solde non utilisé
ne serait pas transférable au-delà du mois ou des mois
suivant celui de l’émission.
Le circuit économique en trait plein, celui de l’économie
distributive, se superposerait au circuit de l’économie marchande,
qui tendrait, au fur et à mesure de la croissance du revenu garanti,
à se replier sur le secteur quaternaire non automatisable regroupant
toutes les activités communicationnelles et les activités
matérielles portant la marque personnelle du producteur ou du
créateur. A terme, l’existence de ce circuit ôte toute
justification à l’impôt sur le revenu comme à la
redistribution : l’égalité des revenus est assurée
ex-ante, la répartition n’a donc pas à être corrigée
ex-post ; sauf à vouloir détruire toute liberté
individuelle, toute initiative économique et toute spontanéité
sociale.
L’émergence de l’économie distributive dans la perspective
de l’autonomisation accentue le besoin d’une réforme des comptabilités
sociales (souvent dites nationales) pour une foule de raisons :
- des flux économiques échappent aux comptes sociaux :
le travail au noir et plus largement, l’économie dite souterraine
illustrent déjà abondamment cette fuite. Ces phénomènes
trahissent cependant une demande sociale réelle d’autonomie.
Pour la satisfaire délibérément au lieu de la marginaliser
et d’en faire un objet pour la pathologie sociale, il serait préférable
d’offrir à un maximum de citoyens la possibilité d’arbitrer
librement entre la participation à une activité salariée
à temps partiel ou à une activité libérale
et le temps libre (activité autonome) ;
- des catégories changent de sens : le prélèvement
sur le produit marchand
réalisé du système de production automatique est-il
un impôt ? L’investissement intellectuel est-il un coût
ou la source d’un revenu primaire, moteur de la croissance ?
- l’emploi salarié est-il homogène eu égard à
la formation du revenu social : le salaire d’un informaticien at-il
la même signification économique que celui d’un garçon
de salle d’un restaurant d’alimentation rapide ?
- les données interritoriales pré-sentent des lacunes,
il est difficile d’établir la balance des paiements d’une région
; si l’achèvement du marché intérieur va de pair
avec l’union monétaire complète, cette difficulté
va s’étendre aux Etats-membres de la Communauté.
- quand la ressource humaine redevient motrice, peut-on faire allègrement
abstraction dans les comptes de son amortissement ou, comme le disait
François Perroux, de la couverture des coûts de l’homme
?
- quid de la rareté, quand les biens réputés libres
eux-mêmes (comme l’air, l’eau, l’espace) deviennent rares ?
Enfin, il faudrait écrire au passif - et non plus à l’actif
comme on le fait aujourd’hui - tous les coûts qui, pour ne pas
être directement imputables, n’en sont pas moins réels,
supportés par les individus ou les collectivités pour
compenser les dommages causés par les déséquilibres
territoriaux à la santé physique et psychique des citoyens,
à la paix civile, aux rapports entre l’homme et son environnement...
(1) René Passet, REP, n° 5, 1987.