L’émergence d’une économie plus distributive

EUROPE 1993
Publication : décembre 1989
Mise en ligne : 15 avril 2009

Propositions économiques, monétaires et institutionnelles

...L’appropriation partielle par la puissance publique, à quelque niveau de son organisation que ce soit, la privatisation ou le développement de l’économie sociale doivent servir à la fois la concurrence en Europe et la compétitivité de l’Europe. Les pouvoirs publics doseront les modes d’appropriation selon ces deux critères tout en recherchant le meilleur équilibre possible entre le privé, le public et le social.
Une fois que la production automatique entre en action, le flux du produit dépend beaucoup plus d’un ensemble de dépenses réalisées préalablement en amont des processus de production que des variations affectant marginalement les quantités de tel ou tel facteur de production.
"Revenu marginal, coût marginal, productivité marginale, qui sont les fondements du calcul économique "capitalisé" perdent leur sens. La "plusvalue" du travail manuel, base de la théorie marxienne, ne connaît par un meilleur sort à partir du moment où on ne peut plus parler de productivité d’un facteur isolé, travail ou capital. Et l’on ne contourne pas le problème en transférant cette plus-value au travail intellectuel, source de l’investissement immatériel ; la valeur de ce travail ne se mesure pas en durée ; le qualitatif y revêt une telle importance que la question du travail simple et du travail complexe devient (si cela est possible) encore plus inextricable et on peut enfin se demander si chaque individu ne se borne pas ici à restituer à la société ce que celle-ci lui a avancé au moment de sa formation (1)".
Comment s’engager dans cette voie ? Constatons d’abord, que 50 à 60 des titulaires de revenus, dans les quatre grands pays de la Communauté, dépendent de l’Etat pour leur subsistance, qu’il s’agisse d’un revenu primaire, s’ils sont salariés d’une entreprise publique, ou d’un revenu secondaire, s’ils sont fonctionnaires, retraités ou chômeurs. C’est utopique d’envisager, dans ces conditions, la distribution à tous les Européens d’un revenu supplémentaire net d’impôt, représentatif des gains de productivité imputables aux connaissances scientifiques appliquées à la production ? A compter de 1992, elle pourrait signifier à chacun à la fois : 1) les progrès accomplis par la recherche dans la Communauté, 2) la volonté de mettre à profit la mutation technologique pour s’acheminer vers une économie au service de l’homme et, 3) l’anticipation d’un état futur de la société européenne où la puissance publique prélèverait sur la réalisation du produit marchand du système de production automatique de quoi financer non seulement la distribution d’un revenu minimum garanti, mais aussi les dépenses publiques. Un "impôt technologique" alimenterait un fonds communautaire et viendrait en déduction de l’impôt sur les sociétés. Une fois que l"impôt technologique" aura été substitué à l’impôt sur les sociétés, la croissance de la production du système de production automatique pourrait s’accompagner d’une désescalade des autres éléments de la fiscalité directe.
Le revenu minimum garanti, allocation universelle augmentée progressivement en fonction de la croissance du produit marchand réalisé du système de production automatique, ferait partiellement double emploi avec la protection sociale actuelle, par exemple les allocations familiales, les indemnités de chômage. En revanche, l’assurance maladie et les compléments de retraite devraient persister.

Qui doit prélever et distribuer ?

La réponse ne va pas de soi. Elle doit obéir à un double impératif de simplicité et de diversification. La simplicité plaide naturellement en faveur de l’Etat, la diversification en faveur de plusieurs niveaux d’organisation de la puissance publique.
Le choix de l’Etat serait dans la logique stricte de l’économie distributive. Mais une démocratie participative et fédérative est une garantie indispensable contre la bureaucratie et le centralisme. Cependant, dans le système de la production automatique, l’autogestion ouvrière est caduque, faute d’ouvriers. La portée d’une participation des salariés d’entreprise ellemême est limitée. Pour représenter l’intérêt populaire des citoyens entre qui le revenu est distribué, la participation doit s’étendre au-delà de l’entreprise, professionnellement à la branche et territorialement à la région.
Pour ménager une transition douce entre la situation présente de sousemploi et cette démocratie économique, il faut non seulement commencer à distribuer ce revenu technologique mais inciter les actifs à réduire leur taux d’activité  : les formes flexibles de contrat de travail, et le travail atypique (temps partiel, travail intérimaire, contrat à durée déterminée, activité de sous-traitance) doivent être entourés des mêmes garanties que le travail à temps plein. Cela équivaut à reconnaitre le droit pour chaque travailleur au libre emploi de son temps sans précarisation.
Enfin, le revenu technologique pourrait être distribué sous la forme monétique d’une carte à mémoire utilisable uniquement pour acheter des produits du système de production automatique ou pour payer des services publics. Le solde non utilisé ne serait pas transférable au-delà du mois ou des mois suivant celui de l’émission.
Le circuit économique en trait plein, celui de l’économie distributive, se superposerait au circuit de l’économie marchande, qui tendrait, au fur et à mesure de la croissance du revenu garanti, à se replier sur le secteur quaternaire non automatisable regroupant toutes les activités communicationnelles et les activités matérielles portant la marque personnelle du producteur ou du créateur. A terme, l’existence de ce circuit ôte toute justification à l’impôt sur le revenu comme à la redistribution : l’égalité des revenus est assurée ex-ante, la répartition n’a donc pas à être corrigée ex-post ; sauf à vouloir détruire toute liberté individuelle, toute initiative économique et toute spontanéité sociale.
L’émergence de l’économie distributive dans la perspective de l’autonomisation accentue le besoin d’une réforme des comptabilités sociales (souvent dites nationales) pour une foule de raisons :
- des flux économiques échappent aux comptes sociaux : le travail au noir et plus largement, l’économie dite souterraine illustrent déjà abondamment cette fuite. Ces phénomènes trahissent cependant une demande sociale réelle d’autonomie. Pour la satisfaire délibérément au lieu de la marginaliser et d’en faire un objet pour la pathologie sociale, il serait préférable d’offrir à un maximum de citoyens la possibilité d’arbitrer librement entre la participation à une activité salariée à temps partiel ou à une activité libérale et le temps libre (activité autonome) ;
- des catégories changent de sens : le prélèvement sur le produit marchand
réalisé du système de production automatique est-il un impôt ? L’investissement intellectuel est-il un coût ou la source d’un revenu primaire, moteur de la croissance ?
- l’emploi salarié est-il homogène eu égard à la formation du revenu social : le salaire d’un informaticien at-il la même signification économique que celui d’un garçon de salle d’un restaurant d’alimentation rapide ?
- les données interritoriales pré-sentent des lacunes, il est difficile d’établir la balance des paiements d’une région  ; si l’achèvement du marché intérieur va de pair avec l’union monétaire complète, cette difficulté va s’étendre aux Etats-membres de la Communauté.
- quand la ressource humaine redevient motrice, peut-on faire allègrement abstraction dans les comptes de son amortissement ou, comme le disait François Perroux, de la couverture des coûts de l’homme  ?
- quid de la rareté, quand les biens réputés libres eux-mêmes (comme l’air, l’eau, l’espace) deviennent rares ?
Enfin, il faudrait écrire au passif - et non plus à l’actif comme on le fait aujourd’hui - tous les coûts qui, pour ne pas être directement imputables, n’en sont pas moins réels, supportés par les individus ou les collectivités pour compenser les dommages causés par les déséquilibres territoriaux à la santé physique et psychique des citoyens, à la paix civile, aux rapports entre l’homme et son environnement...

(1) René Passet, REP, n° 5, 1987.