Libres propos


par  A. PRIME
Publication : février 1990
Mise en ligne : 2 avril 2009

Les distributistes, et singulièrement les lecteurs de la Grande Relève, ont un dénominateur commun : l’économie distributive telle qu’elle a été conçue par Jacques Duboin ; et encore, toutes sortes de nuances peuvent s’exprimer, par exemple, sur les modes de transition, sur les disparités ou non du revenu social, etc...
En dehors de ce dénominateur commun, chaque homme de progrès distributiste est libre de ses opinions : nos lecteurs comptent des socialistes, militants ou non, des catholiques, probablement des communistes ou sympathisants, des "anars", etc... Or il arrive - rarement, heureusement, - que des lecteurs résilient ou menacent de résilier leur abonnement parce que la Grande Relève a publié un ou des articles qui "penchent vers l’Est", ou, au contraire, des articles critiquant l’extrême gauche.
Si nous n’avons pas - surtout dans un monde complexe qui évolue rapidement - un minimum de tolérance, on frémit d’imaginer ce que seraient les luttes, les fractions, les factions qui se manifesteraient si demain, par miracle, les Distributistes prenaient le pouvoir, avec un esprit d’intolérance. Enrichissons-nous plutôt de nos mutuelles différences, comme l’écrivait Valéry.
Cela dit, je tente une formule qui pourrait se développer dans la Grande Relève et qui se situerait entre "Lu-vu-entendu" et le "Courrier des lecteurs" : "Libres propos", sur des sujets ciblés. Chaque "propos pourrait s’exprimer en une cinquantaine de lignes - ou moins - de la Grande Relève. Les sujets économiques, sociaux, politiques, culturels ne manquent pas.

1. Révolutions à l’Est et chômage

Bronislas Geremek, Président du groupe parlementaire de Solidarité, a déclaré, le 17 décembre, au grand jury RTL-Le Monde : "Personne ne connait le nombre des chômeurs potentiels que créeront les nouvelles mesures... Ce chiffre peut se situer entre 300.000 et trois millions pour la première moitié de l’année prochaine. Les Polonais sont conscients qu’ils vont payer le prix des réformes. Ils rêvent de la société du Coca-Cola et de la société des Droits de l’homme... L’avenir des Droits de l’Homme en Pologne dépend de notre réussite dans le domaine économique".
Nous renvoyons également au "Lu-vuentendu" de la Grande Relève de Décembre : dans une usine polonaise privatisée depuis quelques mois, 25% de licenciements, pas d’augmentation des salaires `pour rester compétitifs".
II ne faut pas se faire d’illusions : faute d’avoir su trouver une troisième voie, un "socialisme à visage humain", les pays de l’Est font des "révolutions" où s’exprime le ras le bol du communisme stalino-brejnévien (on les comprend  !), et l’on a pu voir des personnes interrogées rejetant même un "socialisme à visage humain".
Demain donc, il y a fort à parier hélas, que, dans les pays de l’Est libérés du communisme, régnera le capitalisme. En effet :
1) L’Ouest n’aidera l’Est qu’à la condition, nous l’avons montré en Janvier, que soit instituée l’économie marchande et que des élections libres aient lieu.
2) Dans la conjoncture actuelle, les communistes (même s’ils ont modifié le nom du parti) ne recueilleront que 15 % des voix.
Le capitalisme fera donc son entrée "légale" avec, très rapidement, son cortège de chômeurs, de films de violence et de sexe, de drogue, etc... La Pologne, qui fut la pierre angulaire des révolutions à l’Est, montre clairement ce qui attend tous les pays qui auront suivi son exemple.

2 - Gross Deutschland

A l’heure où nous écrivons - 29 décembre 1989 - il ne fait plus de doute pour personne que la réunification allemande n’est plus qu’une question de temps. Tout le monde ou presque - dirigeants et populations l’acceptent, voire l’espèrent.
Lorsque Kohl a lancé son plan début décembre, il a violé les réticences. Mitterrand, interrogé par quatre journalistes vers la midécembre, a avoué que Kohl ne l’avait pas tenu au courant. Un comble
Vraiment Européen, Kohl ?
Si tout le monde est d’accord sur l’inéluctabilité de la réunification à terme, nombreux sont ceux qui expriment leurs craintes. Sur le plan économique d’abord
- Un graphique publié par le Monde du 21 décembre, comparant les échanges commerciaux respectifs de la France et de la RFA avec les pays de l’Est est éloquent
rapport 1 à 4 pour les exportations.
- L’Allemagne possède, en dehors de cette avance initiale, une force de frappe majeure : sa réserve de marks, sans compter son, pragmatisme, son esprit d’organisation méthodique.
- Le dollar baisse, le mark est en hausse c’est que la RFA jugée la mieux placée pour "investir l’Est" attire les investisseurs étrangers (voir le Monde du 29 décembre).
Crainte également, mais plus floue, sur l’avenir politique de l’Europe : à Strasbourg, Kohl a refusé de s’engager sur la ligne Oder-Neisse. C’est grave. Veut-il ménager pour le futur des revendications territoriales ? Les craintes que nous exprimions le mois dernier se font jour dans certains esprits : une Allemagne réunifiée qui ne ferait l’Europe que pour respecter ses engagements, mais du bout des lèvres, tandis qu’elle travaillerait d’arrache pied, mais sans bruit, à constituer une énorme entité commerciale "Gross Deutschland - expays de l’Est", excepté peutêtre la Pologne. Entité qui pourrait bien se teinter d’accords militaires. Aurons-nous joué les naïfs ou les apprentis-sorciers ? L’Europe, l’Europe !!! Quelle Europe ? L’Europe pour qui ? (1)

3 - Le XXIe siècle sera religieux

"Le XXIe siècle sera religieux ou il ne sera pas" a écrit l’agnostique Malraux. Longtemps j’ai pris cette affirmation pour une phrase de belle envolée, "à la Malraux".

Depuis quelques mois, je pense que c’était peut-être une forte pensée visionnaire.
1 ! y a une dizaine d’années, je n’osais dire qu’à des amis très proches de mes idées que la nomination en 1978 d’un pape polonais n’était pas innocente : un tel jugement paraissait saugrenu. II y a deux ou trois ans, je me suis risqué à l’écrire dans la Grande Relève. Ces derniers temps, j’ai entendu, vu, lu cinq ou six fois cette idée exprimée par des journalistes ou hommes politiques.
"Le Pape, combien de divisions ?" ironisait Staline. On imagine ce que serait, en cette fin d’année1989, le sourire narquois de Jean-Paul II face à Staline. Lorsque Gorbatchev a rencontré le Pape, les entretiens ont pu se dérouler en tête-à-tête, ce dernier parlant le russe. Ont-ils évoqué ou avaient-ils à l’esprit la boutade de Staline ? Toujours est-il que Jean-Paul II a pu exprimer sa gratitude à Gorbatchev, d’autant plus, qu’en ce qui concerne l’URSS, il a obtenu la liberté du Culte pour les millions d’Uniates d’Ukraine (2).
En tout cas, quelle victoire ! Le Tigre de papier n’était pas celui que désignait Mao Tsé Tung (le capitalisme). Le communisme, dans six pays de l’Est, s’est effondré en quelques mois comme un château de cartes.
Avec combien de divisions ? Un Général
Walesa, les troupes : Solidarité, un aumônier général  : Monseigneur Glemp. Patiemment, pendant une décennie, JeanPaul II , demeuré quelque part Karol Wojtyla, Archevêque de Cracovie, a enfoncé un coin en Pologne, le pays le plus vulnérable par son passé (haine de la Russie) et son fervent catholicisme  : voyage triomphal dès 1979, bientôt suivi de grandes grèves dont celle de Gdansk, qui fit quelques morts devenus rapidement des martyrs, fit connaitre Walesa et donna naissance à Solidarité.
La Pologne "tombée" est devenue exemplaire" : la pérestroïka aidant, les autres pays se sont enhardis et ont imité la Pologne. Sans la pérestroïka, les événements qui se sont déroulés auraient demandé quelques années de plus et fait couler un peu plus de sang sans doute ; comme en Roumanie. C’est tout.
On le voit clairement : partout l’Eglise - les Eglises - ont joué un rôle essentiel ; en Pologne, bien sûr, en RDA (église protestante), en Tchécoslovaquie (3), et même en Roumanie ; alors que l’opposition a du mal à trouver ses marques, déjà deux partis chrétiens sont nés : le "parti chrétien et paysan" qui réclame l’enseignement religieux dans les écoles et le parti de la "démocratie chrétienne".
Le 25 décembre, dans toutes les églises de l’Est, les cloches pouvaient carillonner, les lumières briller, les chants religieux remercier Dieu et son serviteur sur la terre. Ce que les divisions sauvages de Hitler, que ne désavouait pas Pie XII, n’avaient pas réussi à faire, vaincre le communisme, Jean-Paul II l’a fait sans effusion de sang (Roumanie exceptée) sans soldats, mais non sans armées, les armées de l’ombre ... celles probablement que sentait monter Malraux.
Et si les peuples qui ont secoué le joug communiste se retrouvent sous celui du libéralisme, avec son cortège de malheurs chômage, drogue, violence - ils pourront toujours espérer que, faute d’être heureux icibas, ils le seront dans l’au-delà, où les attendra Jean-Paul II.

1. C’est sans nul doute la raison pour laquelle Mitterrand qui sent le danger mais ne peut le déclarer publiquement a, dans ses voeux de Noël, dit sa crainte d’une Europe émiettée, insisté sur l’urgence de renforcer les structures de l’Europe des Douze et souhaité dans les années 90 une confédération européenne de tous les Etats de notre continent".
2. "Des peuples de nombreuses confessions vivent en URSS : tous doivent pouvoir satisfaire leurs besoins spirituels". Signataire  ? Gorbatchev. "La religion opium du peuple", comme c’est loin !
3. Au "téléphone sonné" le 26 décembre, quelqu’un a rappelé qu’il y a déjà plusieurs mois, un homme éminent de l’Eglise avait confié à un Chef d’Etat (Mitterrand, sauf erreur ) : "l’Eglise est là pour catalyser toutes les énergies en vue de la révolution".