Pour une contestation globale
par
Publication : février 1990
Mise en ligne : 2 avril 2009
Notre ami, Marcel Dieudonné, s’interroge sur
le meilleur moyen de réaliser le plus rapidement possible une
transformation radicale des structures économiques et nous demande
à tous de donner notre opinion à ce sujet. Je réponds
: si nous voulons accélérer cette évolution qui
rencontre tant d’obstacles, c’est en l’insérant dans une contestation
globale de la civilisation actuelle que nous aurons le plus de chances
d’y réussir.
II ne faut pas isoler le facteur économique, ni exagérer
l’influence qu’il exerce sur les autres rouages de la société
: elle est énorme, mais non exclusive. Certes le système
actuel semble conditionner presque toute la politique, et par l’intermédiaire
d’une certaine presse, il agit même sur la mentalité du
public, sa philosophie, sa morale. Mais il existe des forces d’une autre
nature, qui ont en nous des racines profondes. Ce sont elles qui provoquent
les grands sursauts d’indignation et la volonté de combattre
l’injustice. Le système fondé sur le profit est une entrave
au développement de ces forces, mais il ne peut les étouffer.
Aussi bien, notre philosophie concerne à la fois, souvent indiscernables,
des questions d’ordre éthique et des problèmes économiques.
La société est un milieu complexe où tout agit sur tout. On peut y observer de nombreux phénomènes de causalité réciproque. Méfions-nous des théories qui admettent un facteur dominant. Les vaines controverses relatives à un prétendu ordre de priorité font trop souvent obstacle à la coopération des mouvements d’avant-garde, et par là nuisent beaucoup à leur efficacité.
Les recherches théoriques ne peuvent aboutir
à des réalisations que si elles sont soutenues par un
élan pur moteur suffisamment puissant. Les mouvements révolutionnaires
qui ont sombré dans le fanatisme ne créent que violence
et confusion. Mais il est des périodes historiques où
les foules se mobilisent dans la paix, où l’enthousiasme n’exclut
pas la raison.
Elles recèlent des possibilités particulièrement
remarquables quand ces remous ont une dimension internationale. Même
si l’action est d’abord limitée à un seul domaine, il
semble que ces périodes soient très favorables à
des transformations de caractère global et susceptibles en même
temps d’être exceptionnellement rapides.
Après les grandes manifestationspacifistes qui eurent lieu, notamment
en Allemagne et en Hollande, en Octobre 1983, j’ai souhaité -
en insistant, une fois de plus, sur la complémentarité
des doctrines - que cette contestation pacifiste s’élargisse
en un mouvement d’ensemble visant à transformer la société
toute entière (1). Aujourd’hui, les événements
qui ont surgi à l’Est ont créé une situation riche
de développements imprévisibles : la lutte pour la démocratie
a été le point de départ, mais il n’est pas impossible
qu’elle donne lieu à un grand renouveau de la pensée.
Et il me semble, c’est là une intuition à laquelle je
ne saurais donner une forme bien précise -, que ces bouleversements
pourraient bien avoir des conséquences importantes dans l’Europe
entière.
Imagine-t-on l’ampleur des changements qui pourraient résulter
d’une conjonction entre les esprits novateurs de l’Est et de l’Ouest
? L’enthousiasme communicatif et le courage des peuples de l’Est seraient
pour nous tous un stimulant précieux. II appartiendrait d’autre
part aux "nouvelles gauches" de l’Ouest, et plus particulièrement
aux distributistes, de les mettre en garde contre la tentation de se
rallier inconsidérément à l’économie de
marché. C’est pourquoi le plus urgent pour nos amis me parait
être de contribuer à organiser, sous une forme ou une autre,
de telles rencontres.
Ne laissons pas échapper la chance que nous offre, sur le plan
européen, une de ces périodes de grande effervescence
collective où se manifeste, avec une force inhabituelle, l’accélération
de l’histoire. Telle est la réponse que je ferai, pour ma part,
à Marcel Dieudonné.
1. G.R. n°’ 822, avril 1984.