Créditisme
par
Publication : mars 1990
Mise en ligne : 30 mars 2009
Parmi les nombreuses écoles socioéconomistes qui pratiquent une analyse proche de la nôtre, les créditistes ont retenu spécialement l’attention depuis plus de soixante ans. Soucieux de chercher des soutiens hors de l’hexagone, nous nous sommes souvent penchés sur les thèses du major Douglas et de Louis Even. II nous a paru intéressant de faire le point sur les différentes tendances issues des idées d’origine.
Bref historique
En 1890, aux Etats-Unis, parait un roman d’anticipation
intitulé "Looking Backward" dont l’auteur était
Edward Bellamy, économiste et sociologue. Cet ouvrage fut édité
en France sous le titre "Cent ans après - Ou l’an 2000".
Thorstein Veblen, ingénieur newyorkais, écrivit ensuite
"Engineers and thé price system" en 1918 et créa
avec son collègue Howard Scott la "Technical Alliance"
devenue ensuite "Technocracy Society" sur des bases analogues.
Bien qu’il n’en fasse pas état, il semble que Clifford Hugh Douglas,
major dans la Royal Air Force, se soit également inspiré
de Bellamy dans "Economic Democracy" paru en 1919 puis "Social
Crédit" une dizaine d’années plus tard.
Douglas devait, plus que Scott et Veblen, inspirer des sucesseurs qui
travaillent encore aujourd’hui, peut-être parce qu’il utilisait
un langage moins technique et plus financier. Ainsi fut fondé
le "Mouvement créditiste". Un Français, Louis
Even, Frère des Ecoles Chrétiennes adhérait au
Mouvement et s’exprimait dans "Vers demain" créé
en 1939 et qui parait toujours (1). II mourut en 1974. Le journal est
actuellement dirigé par sa fondatrice Gilberte CôtéMercier.
Au cours des années 1960, à la suite d’une scission, Réal
Caouette créait le "Parti Créditiste Canadien"
qui eut son heure de gloire puisqu’il parvint à conquérir
la majorité dans la province de l’Alberta. Les créditistes
figurent encore dans certaines élections, mais le parti est sur
le déclin.
En France, hors des représentants de Vers Demain, une "Lettre
mensuelle alternative de recherche créditiste" intitulée
"Fragments" (2) parait depuis quelques années. Son
directeur de publication est M. Janpier Dutrieux.
Examinons les principaux thèmes développés par
les créditistes.
Catholicisme agressif
"Vers demain" se veut :"Journal de patriotes
catholiques. Pour le règne des Coeurs de Jésus et Marie.
Dans les âmes, les familles et les pays’ : II porte aussi en manchette :
"Pour la réforme économique du Crédit Social.
Par l’action vigilante des pères de famille. Et non par les partis
politiques". Son numéro d’avrilmai 1989 titre en première
page en gros caractères : "Sa Sainteté Jean-Paul
11, le 26 mai 1986, procurait grand honneur et grande joie à
notre Directricefondatrice Gilberte Côté-Mercier en la
gratifiant sur parchemin d’une bénédiction apostolique
spéciale pour cinquante années de don total à Vers
demain".
Les papes, les cardinaux et archevêques sont cités à
longueur de colonnes et d’encycliques. Autant et plus que l’économie
et la finance, la religion remplit la publication. Elles se mêlent
parfois étrangement. Ainsi ce titre "Sous la haute direction
du ChristRoi, Roi de toutes les nations - Pour réclamer 12.000
dollars pour la mère au foyer Grands congrès de Vers demain,,.
Suit la liste des réunions !
Nos lecteurs le savent, nous ne faisons pas ici profession d’athéisme
militant. Les chrétiens ouverts au monde actuel se sentent fort
bien parmi nous. Nous avons besoin d’eux pour penser une nouvelle société,
comme eux ont besoin des agnostiques ou des incroyants. II y a de bonnes
choses dans la doctrine sociale de l’Eglise et dans les encycliques
Mater et Magistra (3), Popularum progressio (4) et même Quadragesimo
anno (5). Le libéralisme sans frein y est condamné. Dans
"Sollicitude rei socialis (6), l’Eglise adopte une :"attitude
critique vis-à-vis du capitalisme libéral aussi bien que
du collectivisme marxiste".
Cette position nous convient pourvu que les chrétiens acceptent
de travailler dans un cadre "laïque". Mais lorsque nous
constatons que "Vers demain" reprend, par exemple sur l’éducation
sexuelle à l’école et l’avortement, les mêmes positions
que l’extrême droite américaine de laquelle il se réclame
d’ailleurs précisément, nous ne pouvons que regretter
cet amalgame entre des propositions économiques discutables sinon
acceptables et l’ultra-cléricalisme :
.. Les cours de sexe sont poussés dans les écoles par
les avorteurs. Livrons la guerre aux assassins de notre race.."
titre Yvette Poirier dans le numéro d’août-septembre 1989
et elle conclut :"..11 nous faut des saints JeanBaptistes prêts
au martyre qui rappellent aux Hérodes du XXe siècle leurs
devoirs à remplir vis-à-vis de la population. Seuls les
saints peuvent changer la face du monde et attirer la miséricorde
divine pour que cessent les ravages infernaux dans la vie de nos enfants".
Ce style passe peut-être au Canada, mais en France, même
les intégristes religieux du Front National n’emploient pas un
langage aussi violent.
Jeanpier Dutrieux parait plus réservé, bien qu’il ne se
désolidarise pas du modèle canadien. Au contraire. Par
exemple, il propose dans sa "Boutique créditiste" des
portraits de "Christ Roi", d"Ave Maria" et de "Saint
Michel" qui se réfèrent aussi à "Vers
demain" ...Toutefois comme "Fragments" de décembre
1989 reproduit, sous sa signature, la première partie d’une étude
intitulée "De la responsabilité" où il
critique longuement Jacques Duboin, examinons-la.
Distributisme et finance
Le directeur-rédacteur de Fragments ne cite
pas seulement Jacques Duboin, mais aussi Hyacinthe Dubreuil (7). Incontestablement
ses préférences vont au second, en raison de son plus
grand souci, parait-il, non pas de l’indépendance mais, précise-t-il
bien, de l’autonomie de la personne humaine : autonomie qui insensiblement
déborde d’ailleurs l’individu pour s’étendre à
la famille, puis aux groupes de producteurs, c’est-à-dire aux
entreprises, etc...
Nous ne pouvons ici étudier l’ensemble de l’argumentation développée,
car l’auteur ne fait pas dans la concision et nous ne pourrions pas,
même si nous en avions l’intention, le suivre sur ce point. Retenons
seulement quelques éléments qui, d’ailleurs, suffisent
à ruiner l’ensemble du raisonnement.
D’abord Dutrieux tombe dans le contresens habituel à ceux qui
prétendent apprécier les chances de passage vers une économie
des besoins à travers les errements financiers actuels. II se
lance dans le calcul surréaliste de ce que pourrait être
le revenu social, au sens où nous l’entendons, en partant du
PIB, de la Formation Brute du Capital Fixe (FBCF) et des différents
agrégats monétaires. II obtient ainsi la somme dissuasive
de 4315 F. par mois et par personne.
Rappelons donc que nous rejetons entièrement de tels calculs :
- Le Produit Intérieur Brut au sens statistique présent
ne représente en rien la production totale utile. II totalise
pêle-mêle des chiffres représentatifs de richesses
réelles pour le pays, mais également des fausses valeurs
(publicité commerciale, gadgets, dépenses pour le jeu
ou la Bourse, pour le soutien des prix agricoles, etc..) et des productions
néfastes (armement, entretien des armées, alcool, drogue,
pollutions diverses, etc..). Ainsi plus il y a d’accidents de la route
ou de malades, plus le PIB augmente !
- Le PIB ne comprend pas et pour cause, l’équivalent de ce qui
pourrait être offert, sans modifier l’équipement du pays,
mais que nous ne produisons pas faute de moyens de transaction solvables.
C’est-à-dire en faisant tourner les machines et automatismes
divers à 100% de leur capacité au lieu de 50 à
60%. C’est là le B.A. BA de notre thèse qui est fondée
sur la constatation que l’appareil productif automatisé ne distribue
pas le pouvoir d’achat nécessaire à la répartition
de ce qu’il crée.
Dutrieux se laisse prendre au piège tendu par la comptabilité
banquière dont le principal résultat est de dissimuler
soigneusement la réalité des richesses matérielles
derrière des statistiques chiffrées arbitraires.
Distributisme et Etat
S’il est un principe sur lequel nous ne transigeons
pas plus que les catholiques, c’est bien celui de la dignité
et du respect de la personne humaine. Notre différence avec les
créditistes canadiens ou ceux qui s’y associent est que nous
ne pensons pas qu’une économie basée sur la concurrence,
l’exaltation de la lutte et le mythe du vainqueur soit ou puisse être
rendue compatible avec ce souci. Les conservateurs, même éclairés,
raisonnent comme si le capitalisme était le résultat final
d’une évolution inéluctable. Comme s’il devait toujours
se maintenir. Beaucoup acceptent l’identification entre capitalisme
et démocratie ainsi qu’entre libéralisme et liberté.
Le "moins d’Etat" des réactionnaires de tous poils
est leur tarte à la crème. Rappelons donc encore une fois
à ceux qui restent catholiques, ces mots de l’un des leurs, le
Père Lacordaire : "Entre le faible et le fort, c’est la
loi qui protège et la liberté qui opprime".
Dutrieux reproduit de nombreux passages de Jacques Duboin tirés
de "Rareté et Abondance" paru en 1945 et de "Economie
distributive de l’abondance" paru en 1946. II est exact que notre
fondateur était à l’époque très dirigiste.
Pour sa justification, l’on peut se souvenir qu’à ce moment tout
le monde l’était, gauche et droite confondues. Les politiques
ne voyaient que par l’organisation du corporatisme (droite) ou par le
plan intégral (gauche). Nous savons bien maintenant que la défense
des consommateurs et des travailleurs passe par un planisme souple et
en fait plus d’incitation et de prévision que de commandement
et de rigueur. Nous savons bien aussi que le socialisme dont nous continuons
à nous réclamer, peut parfaitement et beaucoup mieux que
le capitalisme se concilier avec la liberté individuelle. Plusieurs
d’entre nous s’affirment autogestionnaires et notre auteur ne l’ignore
pas. Alors comment peut-il concilier cela avec son reproche d’étatisme
?
Créditisme
Le créditisme conserverait à chacun ses
revenus actuels et se caractériserait en plus par
- des dividendes familiaux chiffrés à 2203 F mensuels
par personne en 1987 étant entendu que toutes les allocations
y compris celles de chômage seraient supprimées et que
la famille devrait subvenir à ses dépenses de santé
au moyen, par exemple, d’une assurance privée ... évidemment.
Et encore le calcul, dans le détail duquel nous n’entrerons pas,
est-il fort contestable.
- un système d’escomptes compensés selon lequel le vendeur
pratiquerait à chaque client un rabais qui lui serait remboursé
par ... l’Etat
Nous n’avons pas la place pour discuter de ces propositions qui devraient
s’équilibrer entre elles, d’après leur promoteur et qui,
dans l’économie marchande, quoiqu’affirme Dutrieux seraient fortement
inflationnistes. Mais il est curieux de constater qu’il se place strictement
dans le système pour critiquer notre thèse, qui se situe
nettement en dehors, et qu’il ignore les obstacles inhérents
au capitalisme lorsqu’il soutient un réformisme pourtant interne
au régime.
Nous n’ignorons pas que l’économie distributive ne pourra s’instaurer
qu’après une période durant laquelle des mesures de transition
devront être prises. Le projet des créditistes pourrait
peut-être, mais il en existe de plus en plus d’autres, dont certains
se recoupent, constituer une des étapes nécessaires.
Nous analysons le créditisme d’à présent, non celui
d’il y a un demi-siècle et nous demandons à notre commentateur
d’en faire autant pour le socialisme distributif.
A la fin de ce premier exposé, Dutrieux fait une ouverture vers
une collaboration possible. Nous ne pouvons que donner notre accord
à une offre de discussion orientée vers la recherche d’une
économie plus démocratique. Néanmoins il faudrait
pour cela que le Directeur de Fragments et ses amis essaient, non pas
de renoncer à leurs convictions catholiques que nous respectons,
mais d’envisager un avenir acceptable pour tous quels que soient les
philosophies, religions, syndicats, races et sexes auxquels ils appartiennent
ou se réfèrent. II faudrait aussi qu’ils abandonnent leurs
préjugés à notre égard et que ces échanges
soient menés sans a-priori, même s’ils doivent montrer
que le capitalisme est tout à fait inadapté à l’état
présent et au futur proche des progrès scientifiques et
techniques, et qu’il faut l’abandonner.
(1) Maison Saint-Michel, Rougemont, P.C. Canada et
Pélerins de Saint-Michel Saint-Macaire-en-Mauge France. Voir
"Nouvelles des créditistes canadiens". GR n° 866.
(2) 5/15 Passage Fontaine del Saulx 59800 Lille
(3) Jean XXIII 15 mai 1961
(4) Paul VI 26 mars 1967
(5) Pie XI 1931
(6) Jean-Paul II 30 décembre 1987
(7) Sociologue (1883-1971) Ouvrages de Dubreuil : Librairie du Compagnonnage
2, rue de Brosse 75004 Paris et Comité H.D. 169, rue du Faubourd
SaintAntoine 75011 Paris.