Les orphelins du socialisme
par
Publication : mars 1990
Mise en ligne : 30 mars 2009
L’espoir, l’espérance ? Tout va si mal, tout
va si vite qu’on peut se demander à qui, à quoi les gens
de gauche au sens large - et les distributistes plus que les autres
- vont bien pouyoir se raccrocher pour ne pas se sentir, quelque part
dans leur jardin secret, orphelins du socialisme. Et certaines raisons
d’espérer, qui demeurent à l’heure où j’écris,
auront peutêtre à leur tour disparu lorsque vous recevrez
la Grande Relève de Mars.
Laissons - çà durera encore quelques mois les naïfs,
les ignorants ou les réveurs à la liesse bien compréhensible
que leur procurent les événements actuels ; mais restons
lucides devant le cynisme, l’hyprocrisie ou les propos lénifiants
de tous ceux - hommes politiques, hommes d’affaires, de médias
ou d’église -, qui s’abritent derrière l’enthousiasme
des généreux révolutionnaires pour préparer
le triomphe quasi-universel du libéralisme, au sortir d’une crise
de quinze années.
Ce n’est pas parce que Staline, puis Brejnev, ont perverti le socialisme
que le désespoir du sincère et dévoué militant
de Billancourt n’est pas émouvant et infiniment triste. L’état
d’esprit de ceux qui le soir du 10 mai 1981 criaient : "On a gagné,
on a gagné" est-il si différent ?
France
II y a en effet très peu de chances maintenant
que le parti socialiste instaure un véritable socialisme. Un
événement passé presque inaperçu, dans le
cadre de la préparation du congrès de Rennes, est pourtant
éclairant : il s’agit des modifications de la "Déclaration
de principes" des statuts. Antérieurement, on pouvait lire
: "Les socialistes estiment qu’il ne peut exister de démocratie
réelle dans la société capitaliste. C’est en ce
sens que le Parti Socialiste est un parti révolutionnaire. Le
socialisme nécessite le développement d’une société
d’abondance et la disparition du gaspillage engendré par le capitalisme...
II ne s’agit pas d’aménager le système, mais de lui en
substituer un autre"...
Balayé tout cela dans la nouvelle "Déclaration de
principes" établie lors du Comité directeur de janvier.
"Parti de rassemblement, le Parti Socialiste met le réformisme
au service des espérances révolutionnaires...". Et
d’autres généralités du même genre.
Et si Mitterrand peut continuer de déclarer,
pour son "image" - ça ne coûte rien :"L’Etat
doit veiller à une répartition équitable des produits
du travail de tous", son Premier Ministre rassure les patrons (1) :"Le
retour de la croissance ne saurait s’accompagner d’un relâchement
de nos disciplines". En matière de rémunérations,
il faut poursuivre "le même rythme déterminé
et sage".
Le Parti Socialiste renâcle, de temps en temps, pour la galerie.
Seuls quelques rénovateurs clairvoyants et courageux de la Nouvelle
Ecole Sociale (voir Grande Relève Octobre 89), auxquels il faut
ajouter Max Gallo, qui vient de publier (2) une terrible charge contre
le capitalisme, tentent de sauver l’honneur d’un parti qui trahit une
fois de plus ses idéaux, et donc ses militants et ses électeurs.
Objectif pour ses dirigeants : bien servir le capitalisme pour pouvoir
mieux faire carrière
le spectacle lamentable - surtout aux heures graves que vit le socialisme
- des "écuries pour présidentiables" (dixit
Delebarre) est là pour témoigner.
Europe
En fait, les socialistes français se sont accordés
avec la social-démocratie européenne, en particulier celle
de RFA. En modifiant ses statuts, elle réalise son "Bad
Godesberg"(3). L’Europe des marchands peut commencer, quels que
soient les partis au pouvoir chez les Douze, et plus tard chez les Dix-huit
ou Vingt. Tous les pays de l’Est libérés du communisme
ont opté pour l’économie de marché (de toute façon,
laissés à euxmêmes, en plein marasme, ils ne peuvent
plus faire autrement) ; le Comecon, le pacte de Varsovie sont des coquilles
vides.
C’est vraiment la ruée vers l’Est, avec des sous plein les poches
: RFA en tête (la Kholonisation, ironisait un journaliste) ; le
Japon (tournée de Kaifou) ; la France avec Mitterrand pour les
dépôts de gerbes et les grands discours humanistes - noblesse
et postérité obligent -, mais avec, dans ses bagages,
une cohorte de ministres et représentants des milieux d’affaires.
La Grande Confédération Européenne, la BERD (Banque
Européenne pour la Reconstruction et le Développement),
c’est parti I On surveille tout de même l’Allemagne : on espère
qu’elle ne jouera pas un jeu personnel (4).
En bref, tout rêve, tout espoir de voir les pays de l’Est trouver
une troisième voie vraiment socialiste entre le communisme et
le capitalisme - et sa servante la socialdémocratie - est à
mon avis irréaliste. Le seuil de non-retour est déjà
dépassé.
II faut se résoudre à les voir passer par la phase capitaliste,
phase au cours de laquelle les luttes pour le socialisme devront repartir
à zéro ; elles se développeront, car le libéralisme
va amener son cortège de malheurs, comme c’est déjà
le cas en Pologne. Nous en avons déjà parlé, mais
il y a du nouveau depuis :
"Braises polonaises
Beaucoup des ingrédients d’une telle dégénérescence
sont en tout cas déjà réunis : démoralisation
de la population par un plan d’austérité extrêmement
dur entré en vigueur le premier janvier dernier, et dont le coût
social va se traduire par des centaines de milliers de chômeurs,
poursuite de l’exode des cerveaux, blocage des réformes économiques,
mécontentement croissant dans les campagnes souvent encadrées
par une hiérarchie catholique particulièrement réactionnaire
et ne portant pas dans son coeur les esprits critiques de Solidarité.
"
(Le Monde 17 janvier)
"Conflit ouvert entre le Gouvernement et le pays
... l’atmosphère à la campagne est de plus en plus mauvaise...
La panique gagne les paysans, ils vendent leur cheptel à vau-l’eau,
indique le communiqué de Solidarité rurale. Les cheptels
porcin et bovin diminuent dans des proportions inquiétantes."
Presque chaque jour, la télévision polonaise diffuse des
images d’abattoirs déserts et de boucheries désespérément
vides. Les paysans clament à cor et à cri que leurs propriétés
ne sont plus rentables d’autant que l’aide alimentaire occidentale s’oppose
au développement de la production agricole nationale".
(Le Monde 13 janvier)
Cocasse, non, cette dernière remarque !
Ajoutons à cela la grève des mines de Silésie,
c’est ce qui attend, avec des variantes selon l’état actuel de
leur économie, tous les pays de l’Est. Voilà comment J.F.
Kahn voit l’avenir de ces pays : "Augmentation vertigineuse des
prix... rude baisse du pouvoir d’achat, restauration draconienne de
la discipline du travail nécessaire au relèvement de la
productivité, licenciements massifs et fermeture de milliers
d’usines archaïques, accession plus coûteuse au logement
.
... II apparaitra qu’une minorité parvient très rapidement
à s’enrichir, que des spéculateurs tirent les marrons
dorés du feu... et que se reconstitue une manière de bourgeoisie
possédante ...
.. En Hongrie, selon un sondage, il se trouve déjà une
majorité pour affirmer vivre moins bien que sous Kadar"
Quand on connait l’anticommunisme viscéral de J.F. Kahn et son
admiration pour l’économie marchande, on peut lui faire confiance
pour la lucidité de ses propos.
En conclusion, pas de socialisme véritable dans la Grande Europe.
Partout la lutte pour arracher des concessions à un capitalisme
maitre du jeu, ce que nous faisons chez nous depuis plus d’un siècle.
Et URSS
Gorby va-t-il tuer Gorbatchev ? En ce qui concerne
l’URSS, il apparait que dans notre article de janvier, nous étions
encore trop optimistes.
Gorby ! Rappelons-nous la Gorbymania aux Etats-Unis, en Italie, en RDA
! Gorby sacré premier homme de l’année en Occident ! Y
avait-il, derrière les foules enthousiastes, des calculateurs
froids, subtils pour, en l’encensant, le pousser à aller toujours
plus loin ... trop loin ? Car, plus on acclamait et admirait Gorby à
l’étranger... pour sa politique étrangère précisément,
plus pérestroïka et glasnost se traduisaient à l’intérieur
de l’URSS, chez Gorbatchev, par une dégradation de l’économie
et un murissement en profondeur du problème des nationalités
qui explose aujourd’hui, avec une force quasi irréversible :
65 millions de musulmans, près du quart de la population de l’URSS,
des Azéris armés par l’Iran (500 à 600 km de frontière
commune), sur le territoire desquels se trouvent les usines fabriquant
70% des équipements pétroliers et gaziers indispensables
pour les régions productrices comme la Sibérie.
Pas besoin d’un grand discours pour comprendre la triple
gravité de la situation : guerre civile, paralysie économique,
risque d’extension à d’autres républiques fédérées
: républiques musulmanes, Arménie, pays baltes et, pourquoi
pas, Ukraine (6).
Gorby, emporté dans son élan, sincère sans aucun
doute, aveuglé par son succès, a peutêtre tué
le révolutionnaire de bonne volonté Gorbatchev. Celui-ci
n’aurait sans doute jamais dû se lancer dans une grande politique
étrangère, très médiatique à l’Ouest
(et pour cause !) sans avoir, avec méthode, en prenant tout le
temps nécessaire, d’abord réformé l’économie
et ouvert progressivement l’espace de liberté intérieur
(7).
Mon avis est que Gorbatchev s’est fait piéger par l’Occident
: on s’est servi de lui pour accélérer à l’Est
le cours de l’Histoire, engagé par la victoire de Jean-Paul II
et de Solidarité en Pologne : l’extension à toute l’Europe
de l’Est, grâce à la pérestroïka , s’est faite
en cinq ou six mois au lieu de cinq ou six ans (8). Mitterrand, le plus
fin des grands dirigeants politiques actuels, ne s’y est pas trompé :
partie de Russie, a-t-il dit, la révolution, après avoir
balayé les pays de l’Est, reviendra à son point de départ.
Nous y sommes. Que peut-il se passer (peutêtre avant que ces lignes
ne vous parviennent) ? La détermination des Azéris d’autres
suivront - va conduire à une guerre civile irrépressible,
sans doute hélas à des bains de sang, donc à des
haines inexpiables. Si, compte tenu de son tempérament humaniste,
Gorbatchev manque de fermeté ou tergiverse, il est perdu. Ou
c’est l’implosion de l’URSS ou l’armée reprend les choses en
mains, et on revient en quelque sorte à la case départ,
Europe de l’Est en moins, troubles larvés en plus, soit aux marches
de l’Empire, soit à l’intérieur du pays (9).
Quoiqu’il en soit, le pôle potentiel d’un renouveau socialiste
"humaniste" que nous évoquions - sans trop y croire
- en janvier, deviendrait caduc. La guerre froide reprendrait ; la grande
Europe, réalisée dans trois à cinq ans, se doterait
d’un pacte militaire commun et deux grands blocs se retrouveraient en
présence, l’un lié aux EtatsUnis. La course aux armements
conventionnels reprendrait de plus belle et une situation aussi dangereuse
qu’avant 1940 serait à nouveau créée.
Et le socialisme ? Renvoyé aux calendes, réduit à
la lutte de classes Nord/Nord et Nord/Sud, qui dure depuis deux siècles,
en attendant la prochaine crise du capitalisme ... ou la victoire finale
!!!
De toute façon, le monde n’est pas "fini",
achevé avec la victoire du libéralisme, comme l’a prétendu
l’Américain Francis Fukuyama.
Deux siècles de pensée et de luttes sociales ne peuvent
être sans fondement et sans suite.
Dans son dernier livre, Max Gallo a le courage de dire que la philosophie
marxiste n’est pas morte. Est-il si ringard, en effet, celui qui a écrit,
il y a un siècle et demi : "le temps libre devient la vraie
richesse de l’homme" ?
Ce sont ceux - vainqueurs pour le moment qui maintiennent le monde dans
la misère et la guerre, qui détruisent les richesses,
qui sont ringards. Comme nous, Anatole France est dans le vrai quand
il écrit : " L’utopie est à la base de tout progrès".
Ainsi, nous nous sentons moins orphelins. Et de toute façon,
c’est dans la logique de la vie, les orphelins d’aujourd’hui sont les
acteurs de demain.
(1) Forum de l’Expansion, le 11 janvier 1990. Michel
Rocard devant de nombreux chefs d’entreprise.
(2) Manifeste pour une fin de siècle.
(3) Bad Godesberg : référence au congrès extraordinaire
du SPD Ouest allemand qui se tint en 1959 dans cette ville. Le SPD renonçait
à abolir le capitalisme, abandonnait toute référence
au marxisme et se ralliait à l’économie de marché.
(4) A propos de l’union économique et monétaire, dans
l’éditorial du Monde du 18 janvier, on peut lire : "L’attitude
du chancelier Kohl comme les propos que tenait mardi à Paris
le président de la Bundesbank disent assez qu’il ne s’agit pour
eux, dans le meilleur des cas, que d’une affaire de raison qui ne suscite
pas l’enthousiasme .... Ce qui fait vibrer les Allemands actuellement,
c’est l’Allemagne..." La Grande Allemagne, bien entendu !
(5) EDJ , 11-17 janvier
(6) "Chaine humaine en Ukraine : des dizaines de milliers d’Ukrainiens
ont fait une chaine humaine dimanche 21 pour commémorer la brève
existence de l’Ukraine indépendante, il y a soixante-dix ans.
La chaine avait permis de relier Kiev à la ville de Lvov, à
500 kilomètres à l’est. Environ cent mille personnes y
auraient participé". (Le Monde 23 janvier).
(7) "La pérestroika a été mal engagée.
La direction soviétique a commis énormément d’erreurs,
aussi bien stratégiques que tactiques... Les décisions
relatives à la réforme économique ont été
prises à la va-vite sans consulter les experts". Propos
tenus par Léonid Abalkine, vice premier ministre soviétique.
(8) C’est le temps que donnent précisément les experts
pour redresser l’économie en URSS.
(9) Cela explique le soutien apporté par Bush et autres chefs
occidentaux à Gorbatchev après l’intervention de l’armée
en Azerbaidjan.