La richesse ou l’argent ?

Pages d’anthologie
par  A. WATTS
Publication : août 2000
Mise en ligne : 29 mars 2009

C’est Paul Vincent qui vient de retrouver dans sa bibliothèque un ouvrage d’un certain Alan Watts, intitulé “Matière à réflexion”, édité chez Denoël en 1972, traduit d’articles publiés à New York. Il en a sélectionné des extraits à rapprocher de l’analyse faite par Jacques Duboin sur la monnaie et son rôle, dès l’époque de la grande crise des années 30, et les propositions qu’il en déduit sont bel et bien celles d’une économie distributive, qu’on en juge :

J’aimerais m’arrêter sur cette idée et, en même temps, tenter d’expliquer l’obstacle majeur qui s’oppose à un progrès technologique bien compris, en dénonçant la confusion fondamentale qui est faite entre l’argent et la richesse. Vous rappelez-vous la grande crise des années 30 ? L’économie de consommation était florissante et chacun vivait à l’aise. Du jour au lendemain, ce fut le chômage, la misère, des queues pour recevoir du pain gratuitement. La raison ? Les ressources physiques du pays — les cerveaux, les muscles, les matières premières — restaient intactes, mais il se produisit une brusque raréfaction de l’argent liquide, un effondrement des cours. Les experts des problèmes bancaires et financiers, à qui l’arbre cache la forêt, ont à leur disposition toutes sortes d’arguments subtils pour expliquer en détail ce type de désastre. Plus simplement, ce fut comme si vous étiez venu aider à la construction d’une maison et que, le matin de la crise, le chef de chantier vous avait déclaré :

— Désolé, mon gars, on ne peut pas travailler aujourd’hui. Nous manquons de millimètres.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par : “ Nous manquons de millimètres” ? On a du bois, on a du métal, on a même des mètres à ruban.

— D’accord, mais vous ne comprenez rien aux affaires. Nous avons consommé trop de millimètres, et il ne nous en reste plus pour continuer…

Quelques années plus tard les bons esprits affirmaient qu’il était impossible à l’Allemagne d’équiper une armée nationale et de s’engager dans une guerre, parce qu’ elle ne détenait pas assez d’or.

Ce qu’on ne comprenait pas alors — et qu’on ne comprend toujours pas vraiment aujourd’hui — c’est que la réalité de l’argent est de même nature que celle des centimètres, des grammes, des heures ou des degrés de longitude. L’argent est un moyen de jauger la richesse, mais ce n’est pas, en soi la richesse. De quelle utilité peut être un coffre rempli de pièces d’or, un portefeuille gonflé de billets de banque, à un naufragé abandonné seul sur un radeau ? Ce que réclame cet homme en détresse, c’est un bien réel : une canne à pêche, un compas, un moteur auxiliaire, de l’essence et une compagne.

Pourtant, cette confusion très anciennement enracinée dans les esprits entre l’argent et la richesse devient aujourd’hui la raison essentielle pour laquelle nous ne permettons pas aux ressources de notre génie technologique de produire pour chaque habitant de cette planète des biens de consommation (aliments, vêtements, objets d’intérieur) en surabondance. Or cette possibilité existe. Le matériel électronique, les machines à programmer, les techniques de l’automation et les autres méthodes mécaniques de production de masse nous ont, en principe, fait accéder à une ère de prospérité où les idéologies politiques et économiques d’hier, qu’elles soient de gauche, du centre ou de droite, deviennent tout simplement démodées. Finis, les vieux schémas socialistes ou communistes qui voulaient que l’on prenne au riche l’argent qui ferait vivre le pauvre, que l’on finance une équitable répartition du bien-être par la grâce rituelle et défraîchie de la taxation ! Si nous ne nous laissons pas aveugler par le mythe de l’argent, je prédis qu’en l’an 2000, ou même avant, plus personne ne paiera de taxe, plus personne n’aura sur soi de billets de banque, les services publics seront gratuits, tout le monde disposera d’une carte générale de crédit. Cette carte validera la part qui reviendra gratuitement à chacun à l’intérieur d’un revenu de base ou d’un dividende national garanti, une part au-delà de laquelle chacun pourra toujours prétendre gagner plus qu’il n’en aura besoin en pratiquant un art ou un métier, une profession ou une activité commerciale que l’automation aura épargnés. Des hypothèses aussi provocantes feront lever évidemment les mêmes questions indignées : « Mais d’où viendra l’argent ? » et « Qui donc paiera la note ? » Mais le fait est que l’argent n’est pas de même nature que le bois de charpente, le fer ou la force hydro-électrique ; il ne vient et n’est jamais venu de nulle part. Répétons-le : l’argent est un moyen de jauger la richesse. Nous avons donc inventé l’argent, au même titre que nous avons inventé l’échelle thermométrique Fahrenheit ou le système de mesure « avoirdupois ».

Par opposition à l’argent, la véritable richesse est une somme d’énergie, d’intelligence technique et de matières premières…

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Parce que les dettes publiques excèdent de beaucoup les réserves en or et en argent de chaque état, on suppose d’habitude qu’un pays fortement endetté dépense plus que ne lui permet son revenu national et glisse vers la misère et la ruine, mais l’on ne tient pas compte de l’importance considérable de ses ressources en énergie et en matières premières !

C’est encore confondre le symbole et la réalité, en donnant ici prise au pouvoir maléfique du mot dette que l’on entend au sens d’endettement. Or une dette publique devrait logiquement s’appeler un crédit public. Lorsqu’il ouvre un crédit public, un pays donné se crée un pouvoir d’achat, des moyens de distribuer ses biens réels de consommation et de faire fonctionner ses services, toutes choses qui offrent une valeur beaucoup plus grande que n’importe quelle réserve de métal précieux.

Ne vous y trompez pas ! J’écris ces lignes du point de vue d’un simple philosophe et non comme un expert financier ou économique habile à jongler avec les faits, les chiffres et les courbes. Mais le rôle du philosophe n’est-il pas de regarder ces problèmes avec les yeux du jeune héros du conte d’Andersen, Le Costume neuf de l’Empereur ? Le philosophe essaie d’atteindre les évidences les plus fondamentales. Il voit l’humanité gâcher des richesses ou les amasser de façon stérile, faute de posséder des signes purement abstraits qu’on appelle dollars, livres ou francs.

A partir de cette donnée très simple ou, si vous préférez, enfantine, je constate que la technologie admirable que nous avons créée permet un approvisionnement et une distribution de biens qui requièrent un minimum de travail humain. N’est-il pas évident que la raison d’être du monde des machines, c’est de débarrasser l’homme du fardeau du travail ? Quand il n’est plus assujetti au travail qu’exige la production des biens essentiels, l’homme a des loisirs, du temps à consacrer au plaisir ou à la découverte enrichissante de nouvelles expériences, de nouvelles aventures. Mais avec l’aveuglement qui caractérise ceux qui ne savent pas distinguer entre le symbole et la réalité, notre époque accepte que le monde des machines libère les individus du travail, non au sens où il leur donne en échange des loisirs mais au sens où il les laisse démunis d’argent et à la merci d’une aumône humiliante des services publics. Ainsi, dans la mesure où la rationalisation de l’industrie et l’automation gagnent du terrain, l’abolition de l’esclavage humain s’accélère. Mais, parce qu’ils sanctionnent les esclaves qui n’en sont plus et les dépouillent de leur pouvoir d’achat, les industriels, à leur tour, suppriment des débouchés et des marchés pour leurs produits manufacturés. Les machines ne cessent de produire plus, les hommes ne cessent de produire moins, mais les produits eux-mêmes s’accumulent, sans qu’ils puissent être distribués ni consommés, parce que le pouvoir d’achat d’un trop grand nombre est trop restreint et que le plus affamé, le plus cynique, le plus cupide des capitalistes ne peut, à lui seul, engloutir dix livres de beurre par jour…

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L’unique solution de bon sens consisterait, pour la communauté, à s’ouvrir un crédit, sous forme de liquidités, en rémunération du travail effectué par ses propres machines. Cette solution permettrait aux produits manufacturés d’être convenablement distribués, à leurs producteurs et à leurs propriétaires d’être suffisamment bien payés pour qu’ils investissent dans de nouvelles machines, plus grandes et plus perfectionnées. Et, pendant ce temps, l’accroissement des richesses proviendrait de l’énergie mécanique et non des opérations rituelles sur l’or.

C’est ce que nous faisons aujourd’hui d’une certaine manière, mais le crédit (on l’appelle maintenant dette) que nous nous ouvrons sert à fabriquer des engins de guerre.

Solution négative et autodestructrice. Tout ce que les États du monde ont consacré, depuis 1914, aux dépenses de guerre aurait pu, grâce à notre science technologique, procurer un substantiel revenu à chaque habitant de la planète. Mais parce que nous confondons la richesse et argent, nous confondons ces deux notions contraires : ouvrir un crédit et s’endetter. Personne ne s’endette, sauf cas d’urgence ; et, pour cette raison, la prospérité repose sur la menace perpétuelle de la guerre. Nous en sommes donc réduits à cette solution suicidaire qui consiste à provoquer des guerres alors qu’à la place nous aurions pu simplement fabriquer de l’argent, étant entendu que le montant total des sommes ainsi mises en circulation serait resté proportionnel aux richesses réelles qui auraient été produites. Nous devrions substituer l’étalon-richesse à l’étalon-or…

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Il sera fort difficile de faire admettre de telles idées au monde entier : l’humanité a connu pendant peut-être un million d’années une pénurie matérielle relative, et la révolution industrielle ne date que d’un peu plus d’un siècle.

De même qu’il fut jadis malaisé de convaincre l’opinion publique que la Terre était ronde, qu’elle tournait en orbite autour du Soleil et que l’univers existait à l’intérieur d’un continuum espace/temps, il sera peut-être aussi malaisé de convaincre le “bon sens” que les vertus du gain financier et de l’épargne se sont démodées.