La citoyenneté


par  F. SAVATER
Publication : août 2000
Mise en ligne : 29 mars 2009

Nous avons souvent bien du mal à faire admettre dans notre entourage ce qui est à la base du Contrat Civique de l’économie distributive : la revendication de l’exercice de la citoyenneté. Mais heureusement nous nous apercevons que ces aspitations sont maintenant partagées un peu partout dans le monde. Voici, en témoignage, un texte reproduit du Correo Informativo n°35, transmis et traduit de l’espagnol par ATTAC. Il pourrait être signé par un “distributiste” !

Comme je ne crois pas que le futur soit déjà écrit et qu’il soit par conséquent inamovible, la tâche qui consiste à deviner ou à prophétiser l’avenir m’est totalement étrangère. La seule chose que je sache avec certitude c’est que demain sera fait de la conjonction entre les libres choix des êtres humains et le hasard (c’est à dire les évènements imprévisibles) exactement comme hier.

L’acharnement mélancolique à montrer quelles sont les lignes les plus probables que suivra le développement de nos sociétés ne me paraît pas non plus très stimulant parce que tels augures soi-disant scientifiques n’ont en général d’autre base que le pessimisme instinctif - « le pire n’est jamais sûr » - ou la foi en certaines illusions techno-démocratiques actuelles. En revanche, il serait bon que nous parlions du possible, si difficile ou improbable que nous paraisse aujourd’hui sa réalisation. Parce que réaliser le possible dépend dans une grande mesure que nous le désirions efficacement et pour désirer quelque chose en mettant en pratique les moyens de l’obtenir, il est indispensable d’arriver d’abord à l’imaginer. Je ne parle pas d’une imagination “utopique” face à laquelle j’ai de sérieuses réserves, historiquement fondées, mais d’une imagination au service de nos idéaux.

L’idéal social qui aujourd’hui me paraît peut-être le plus important est celui de la citoyenneté. J’entends par citoyen le membre conscient et actif d’une société démocratique : celui qui connaît ses droits individuels et ses devoirs publics, et qui par conséquent ne renonce pas à intervenir dans la gestion politique de la communauté qui le concerne et ne délègue pas automatiquement aux mains des “spécialistes de la direction” toutes les obligations que celle-ci impose. Bien entendu la formation des citoyens responsables repose sur une importante base éducative, c’est à dire une formation intellectuelle aux valeurs communes et aux pratiques de la pensée critique rationnelle (qui incluent aussi bien la capacité de persuader que celle d’être persuadé par des arguments, en excluant par conséquent le fanatisme de principes a priori absolus) comme j’ai essayé de l’expliquer dans un de mes livres. Mais tout en étant très importante, l’éducation seule n’est pas suffisante pour jeter les bases d’une authentique citoyenneté démocratique.

Une certaine base économique qui garantisse l’autonomie effective de chacun des membres de la communauté est également nécessaire. La misère totale, la dépossession complète des moyens de subsistance, comme la précarité abusive des moyens pour l’obtenir, excluent ceux qu’elle affecte de toute participation citoyenne qui ne soit pas pure tromperie ou imitation servile. Le fait de se préoccuper d’un moyen ou d’un autre pour soulager la condition des défavorisés afin de permettre leur participation civique est le signe distinctif de toutes les démocraties à commencer bien sûr par l’athénienne. Si je ne me trompe pas c’est Tom Paine, le courageux auteur des Droits de l’Homme, qui déjà en 1792 a théorisé, pour la première fois dans les temps modernes, sur l’urgence de garantir une série d’aides à des groupes ou des situations sociales en difficulté économique, un tel soutien social étant compris non comme un simple subside aux indigents mais comme un authentique droit des citoyens.

Dans la société technologiquement hyper développée dans laquelle nous vivons aujourd’hui, où les instruments automatiques ont remplacé avantageusement tant de postes de travail, nous sommes prisonniers d’un cercle infernal : le libéralisme plaide pour une dérégulation de plus en plus grande de la législation du travail, augmentant ainsi le niveau de pauvreté réelle existante et excluant une quantité croissante d’individus de la protection sociale, tandis que la social-démocratie ne réussit qu’à promouvoir des lois qui freinent l’initiative privée, le choix d’emplois à temps partiel et les activités non rémunérées mais socialement utiles. Il serait temps de penser à un revenu de base pour tous les citoyens, compris non comme une allocation pour les nécessiteux mais comme un droit démocratique général. Un tel revenu devrait garantir la subsistance minimale des personnes, et ainsi le travail deviendrait un choix libre ou temporaire, on favoriserait la pratique d’actions humanitaires ou créatives qu’actuellement le marché ne récompense pas et on faciliterait la négociation équitable des conditions de travail entre patrons et employés.

D’où sortiraient les fonds pour financer un tel revenu de base ? Il faudrait sans doute réformer les allocations sociales actuelles, grever le travail rémunéré d’un impôt et à plus forte raison les spéculations financières, mais surtout il faudrait prendre clairement conscience que quoi que le développement économique doive sans aucun doute à l’initiative personnelle de quelques-uns, toute richesse est fondamentalement sociale et ne peut se désintéresser de ses obligations communautaires, c’est à dire démocratiques.


(source : informativo@attac.org)