Les dés sont pipés

Éditorial
par  M.-L. DUBOIN
Publication : août 2000
Mise en ligne : 29 mars 2009

De nouveaux abonnés s’étonnent de ne pas trouver nos propositions dans chacune de nos parutions. Mais, outre que ce serait très monotone, comment les résumer en quelques lignes sans en donner une idée fausse, voire caricaturale parce que tronquée ? Imagine-t-on expliquer en quelques phrases le système économico-social actuel ?

Présenter nos propositions sans expliquer à quelle nécessité elles répondent mène à l’incompréhension et sont souvent écartées d’un simple « pourquoi changer le système de fond en comble alors qu’il serait sûrement plus facile de l’aménager ? ». Pour les aborder, il faut avoir vu où et en quoi, dans le système actuel, les dés sont pipés et prendre conscience du niveau auquel se situent les changements nécessaires. Ce niveau est celui de la motivation des gens et la finalité des entreprises. Plus précisément c’est parce que le système depuis un ou deux siècles, mais surtout ces vingt dernières années, met la recherche de “rentabilité” comme finalité obligée, cet obstacle à surmonter dévoie ou modifie toute aspiration, tout projet, toute entreprise.

Il faut réfléchir à ces mécanismes financiers, à l’importance prise par la bulle spéculative, à celle de la formation arbitraire des prix ; connaitre la façon occulte dont sont créés les moyens de paiement sous forme de crédits remboursables contre intérêts et comprendre qu’une implacable l’obligation de croissance en découle ; être critique à propos des jeux de la Bourse, penser au poids des taux d’intérêt, insister sur le rôle immense joué par la publicité, voir les raisons avancées pour imposer l’équilibre aux budgets des états et ce que le coût des Dettes pour les uns représente de gain pour d’autres, sans oublier la complexité et l’insuffisance des multiples dispositifs de REdistribution, les rapports entre fiscalité, justice et blanchiment d’argent sale, les conséquences de tout ordre de la compétitivité et des fusions d’entreprises, le pouvoir des fonds de pension, le rôle financier des compagnies d’assurance, et puis comparer le risque d’inflation avec… la certitude du creusement du fossé entre riches et laissés pour compte.

Ensuite, il est facile de montrer qu’une société peut très bien fonctionner sans tous ces mécanismes de la finance “moderne” imposés au monde entier par l’idéologie libérale, et que renoncer à un principe dont on a compris la perversité permet de fonder une société plus ouverte, plus transparente et plus juste.

C’est une prise de conscience qui demande beaucoup plus de réflexion que d’imagination. Notre démarche est donc d’abord d’observation, de tri et d’analyse critique de l’information, en essayant d’aller au fond des choses. Ne pas s’arrêter aux effets et épuiser ses forces à tenter de les réparer tout en les déplorant, mais bien chercher pourquoi ils se renouvellent, pourquoi ils s’aggravent, où est le vice fondamental qui ouvre les vannes de toutes les dérives constatées.

Chercher l’erreur

Cette méthode nous a amenés à une première déduction : le principe qui permet ces dérives c’est le credo du libéralisme économique, résumé par la formule des physiocrates “laissez faire, laissez passer !” qui stimule tous les égoïsmes sous prétexte qu’une main invisible les transformera à coup sûr, et par miracle, en bonheur général !

La seconde déduction concerne les moyens par lesquels cette organisation maléfique est imposée et maintenue. Au plan idéologique, ce moyen est la croyance que toute autre base de société est impensable, impossible, irréalisable, illusoire, perverse ou fatalement abominable, etc, etc.

Sur le plan pratique, le moyen est le passage obligé de tout processus économique par une monnaie de nature capitaliste. Car c’est bien parce que la monnaie est capitaliste qu’elle donne au capital priorité sur l’humain et sur la nature. La monnaie d’aujourd’hui a en effet totalement perdu ce qui a été à l’origine sa raison d’être ; elle n’est plus rien d’autre que l’outil imaginé, créé et imposé par une véritable dictature, celle de la finance, qui s’en sert pour mettre le monde à son service. Elle a même réussi, il faut en prendre conscience parce que c’est vraiment la clé, à faire confondre couramment le capital avec les vraies richesses !!

Voila où les dés sont pipés et pourquoi il faut refuser ce jeu de massacre.

Mais soyons objectifs, tout n’est pas à rejeter dans le système ; il faut en retenir la nécessité de susciter la créativité et favoriser la liberté d’innover et encore mieux, assurer à chacun un maximum d’autonomie pour décider de ses activités ; il faut aussi garder le contact humain que le marché est censé (??) assurer, et, mieux encore, développer le débat civique à propos de ce qu’il semble bon d’entreprendre et de ce qu’il paraît mauvais de continuer, etc.

Changer les règles du jeu

Donc, d’abord nier le“laissez faire !”. Non, le “chacun pour soi !”, le “que le meilleur gagne !” et le “malheur au perdant !” ne créent pas une société. Pire, ils la détruisent en engendrant la violence, le mépris des autres. Non, on ne peut pas tout laisser faire. Assez de cette croyance libérale : elle ne mène pas au bonheur de tous, pas même du plus grand nombre, ni hier, ni aujourd’hui, ni demain [1]. C’est une imposture de l’affirmer tout en exaltant l’individualisme. Mais pour aller plus loin il ne faut pas suivre ceux qui démissionnent en affirmant qu’il ne peut pas y avoir d’alternative au marché capitaliste, et cela quel que soit le prétexte qu’ils invoquent, qu’il soit du type “Plus rien à faire, c’est la fin de l’Histoire ” (Fukuyama), “cela a toujours été comme cela (ce qui est faux) donc ce sera toujours comme cela”, “c’est une loi de la nature” ou que l’argument soit du type, tout aussi démobilisateur, de “il faudrait d’abord changer l’homme” ou “changeons-nous d’abord nous-mêmes” ou “comptons sur les forces occultes de l’au-delà qui nous dirigent”.

Nous ne voulons pas nous contenter d’ajouter nos efforts à ceux qui cherchent indéfiniment à coller des rustines sur une chambre à air, sans voir que celle-ci est poreuse par nature. Toutes ces inerties reviennent à ce “laissez faire !” inculqué dans les mentalités depuis des générations conditionnées par tous les moyens.

Ce sont ces deux obstacles, d’ordre psychologique, qui sont les plus difficiles à franchir.

Car ensuite il est tout à fait possible de s’entendre sur des bases claires, humainement acceptables. Non pas en donnant libre cours à l’imagination sans se préoccuper du possible. Mais en se servant de l’expérience acquise, y compris des échecs du passé, et en tenant compte des moyens qui existent. C’est dans cet esprit que se situent nos propositions pour quelques règles de bases très simples ; les modalités peuvent en être diverses tout en évoluant dans le cadre dont voici les grandes lignes.


[1Lire à ce sujet les solides arguments de René Passet dans son livre, l’illusion néo-libérale analysée dans GR-ED 1001, page 7.