Capitalisme et travail intellectuel


par  J.-L. GLORY
Mise en ligne : 31 mars 2009

Jean-Louis Glory se souvient que le titre originel et entier de la GR est : La Grande Relève des Hommes par la science, soulignant le fait que dans le travail humain qui intervient dans toute production, la part de travail intellectuel l’emporte de plus en plus sur celle de la main d’œuvre, ce qui bouleverse toute l’organisation économique conçue à l’époque industrielle. Ce sont donc les bases de cette économie d’un autre temps qu’il s’agit de remettre en question :

Première partie : Prix et valeur d’échange

Je voudrais attirer l’attention des lecteurs de la Grande Relève sur une des contradictions majeures du système capitaliste : le fait que la part grandissante du travail intellectuel dans la production est incompatible à terme (et on en voit aujourd’hui déjà les effets) avec le fondement même de l’économie de marché, qui suppose que tout objet a une valeur d’échange c’est-à-dire une valeur marchande, autrement dit est une marchandise.

Qu’est ce qui constitue la valeur d’échange d’un objet ?

Marx explique très clairement que sur un marché (qu’il soit mondial, national, régional) la valeur d’échange « exprime la quantité de travail humain socialement nécessaire à sa production et à sa reproduction ». Ici socialement veut dire : dans les conditions existantes sur le marché donné quant à la disponibilité des matières premières “objets du travail”, quant aux moyens de travail existant (outils, machines), quant à la quantité et à la qualité de la force de travail c’est à dire des travailleurs. Chacun de ces facteurs a lui même une valeur d’échange : la force de travail en régime capitaliste est une marchandise comme les autres, elle vaut ce qui est nécessaire à sa production et à sa reproduction (aliments, logement, loisirs et éducation des enfants qui viendront renouveler la force de travail).

Qu’est ce qui fait le prix d’une marchandise ?

Le prix, ce que paie celui qui achète la marchandise, est une grandeur, matérielle dans le troc ou lorsqu’existe la monnaie métallique (essentiellement or et argent), fiduciaire (c’est-à-dire fondée sur la confiance lorsqu’on utilise la monnaie papier, le chèque, la carte bancaire, le virement, etc.). Ce prix varie autour de la valeur d’échange en plus ou en moins en fonction de nombreux facteurs : pénuries (guerres, catastrophes, etc.) qui produisent “le marché noir”, stratégies commerciales (soldes, promotions, dumping, etc.) qui peuvent conduire à des prix inférieurs à la valeur.

Le salaire, c’est-à-dire le prix de la force de travail, est soumis à de semblables variations : le “numerus clausus” dans une profession, un rapport de forces syndicales favorable aux travailleurs, etc. peuvent produire une hausse du salaire ; le chômage de masse, l’importation d’une main-d’œuvre déjà adulte et formée (dont on n’a pas à payer les frais de production et de reproduction si elle veut bien retourner “au pays”) peuvent entraîner une baisse du salaire.

L’argumentation essentielle des économistes adversaires du marxisme, consiste à faire semblant de confondre la valeur d’échange d’une marchandise avec son prix. Ce qui les amène à des constructions théoriques où les mathématiques, qui n’en peuvent mais, sont amenées à jouer le rôle de poudre aux yeux. Je pense bien sûr au “marginalisme”. Mais ce n’est pas le lieu de développer ce point.

Travail manuel et travail intellectuel

Tout travail humain comporte un aspect manuel puisque, sauf dans le cas des travaux de foulage (raisins, cuirs, jadis pétrissage de la pâte à pain ou de l’argile) c’est la main que nous utilisons, que ce soit pour bêcher ou pour écrire, et une part de travail intellectuel, c’est à dire de réflexion, d’analyse de la situation, d’anticipation du geste utile, etc., que ce soit pour bêcher ou pour écrire.

Soulignons qu’il y a une continuité absolue entre ces deux aspects du travail : la coupure entre travailleurs manuels et travailleurs intellectuels, entre “cols bleus” et “cols blancs”, est une ruse des propriétaires des moyens de production qui, très peu nombreux, ont besoin d’alliés dans les luttes sociales. La dépense physique d’une institutrice de maternelle serait-elle inférieure à celle d’une ouvrière trieuse de fruits ? La réponse est non. Faut-il moins de réflexion à un maçon qui coffre un escalier béton en quart tournant dans un pavillon qu’à un employé de banque ? La réponse est non. Ceci pour dire que toute coupure qualitative entre ces deux types d’activité est illusoire. Il existe cependant des différences quantitatives. Autrement dit les adjectifs manuel et intellectuel sont déterminants [1] et non discriminants [2].

Pour simplifier notre terminologie convenons toutefois d’appeler “travail intellectuel” la part réflexive de tout travail et “travail manuel” la part physique de tout travail.

Les étranges propriétés du produit du travail intellectuel

Le travail intellectuel a un produit : une idée, un plan d’action, une stratégie, une image mentale, un schème moteur (quand, par exemple, j’anticipe le geste de soulever une charge lourde).

Or ce produit a d’étranges propriétés :

• Il se partage sans se diviser.

Je peux donner une idée, un “truc”, un “tour de main“, une information, une connaissance, etc. à dix, à cent, à mille personnes et ce que j’ai donné non seulement reste identique à lui même pour chacun des récepteurs mais, moi, je l’ai encore ! Ce ne serait pas le cas de mon sandwich ou de tout autre objet matériel. Si je “vole” une idée, ma victime possède encore cette idée.

Un philosophe allemand, Max Scheller, a fait de ce critère (se partager sans se diviser) un très intéressant usage : pour lui, dans la hiérarchisation nécessaire des valeurs, une valeur supérieure se distingue ainsi d’une valeur inférieure : L’amour d’une mère (chacun en a sa part et tous l’ont tout entier) est une valeur supérieure à celle du confort par exemple : lorsque le confort d’un fauteuil se partage il diminue fortement pour chacun de ceux qui essaient de s’y asseoir dès qu’ils sont plusieurs !

• Il ne s’use pas.

L’usage des objets matériels les use. Ils s’usent généralement (pesanteur, pollution, variations de température, rayons UV, etc. ), même si l’on ne s’en sert pas. Les licenciés de Wonder le savent bien ! Peut-on user le théorème de Pythagore, la règle de trois, les fables de La Fontaine, etc. ? L’usage, au contraire, les vivifient ! Quand on s’en sert ils prolifèrent, ils produisent de nouvelles idées de manière exponentielle (cf. Engels).

Ce qui peut s’user, c’est leur support matériel : la tablette de cire, le parchemin, le papier, la bande magnétique, le support numérique. Signalons au passage que la course au profit, qui suppose toujours de nouvelles technologies, ne s’est guère préoccupée de la pérennité des nouveaux supports. On se rend compte aujourd’hui que le papier se conserve bien mieux que le support numérique et surtout que la bande magnétique. Grave problème d’archivage !

• Son obsolescence est au moins discutable.

L’obsolescence c’est l’usure sociale : un objet est dépassé par un autre (le téléphone à cadran par le téléphone à touches, la carte perforée par la bande magnétique, la bande magnétique par… etc.).

Les phénomènes de mode sont aussi un facteur d’obsolescence : oserais-je porter mon pantalon “pat’ d’éph” pourtant intact ? Non.

Les idées, les théories se dépassent-elles les unes les autres ? — Oui et non ! Oui parce qu’à une époque donnée, dans un contexte social donné, une théorie peut rendre compte de tous les faits constatés : la théorie de Ptolémée expliquait parfaitement toutes les observations astronomiques à l’œil nu et permettait même des prévisions exactes. Puis vient Galilée et sa petite lunette : les satellites de Jupiter, les phases de Vénus, les taches du Soleil, etc. Le géocentrisme n’est plus tenable. C’est dépassé. Arrive Tycho-Brahé. Il bricole un système où la Terre reste au centre du monde, le Soleil tourne autour et tout le reste tourne autour du Soleil. Ce sera très vite dépassé par Képler.

En réfléchissant un peu, chacun d’entre nous trouvera des théories dépassées (le phlogistique, l’éther, la génération spontanée, etc.).

Non parce que les observations passées (produits d’une activité intellectuelle), pourvu qu’elles l’aient été avec exactitude, demeurent. Képler découvre ses fameuses lois, qu’aujourd’hui nous considérons comme vraies, en s’appuyant uniquement sur les observations de Tycho-Brahé et en discutant ses hypothèses.

La physique newtonienne, que la relativité a dépassée, continue à être enseignée dans nos lycées, à bon droit parce qu’elle correspond aux situations qu’à moins de devenir chercheurs en cosmologie, les élèves des lycées connaîtront dans leur vie professionnelle.

Dans le domaine artistique peut-on dire qu’une “école” en dépasse une autre ? Le chant grégorien est-il obsolète ? Et le cubisme ? etc.

Pour des raisons qui tiennent finalement à la lutte des classes, des philosophes “dépassés” peuvent être ressuscités et d’autres enterrés. Le manuel d’histoire de la philosophie le plus répandu entre les années 1930 et les années 1980, celui de Bréhier, accorde autant de place à Bède le Vénérable, illustre philosophe du VIIIème siècle, qu’à Marx. Les manuels de philosophie soviétiques accordaient plus de place à Helvétius qu’à Kant. Le spiritualisme du XIXème siècle a redonné vie à la philosophie de Plotin (IIIème siècle), etc.

Prenons pour finir un exemple où la part corporelle de l’activité est la plus visible : le saut en hauteur. Trois techniques : les ciseaux, le rouleau ventral, le rouleau dorsal (ou Foss Bury). Chacune de ces techniques a permis de meilleures performances que celle qui l’a précédée. Mais chacune est née des observations faites dans l’exercice de celle qui l’a précédée et le saut en ciseaux est bien sûr toujours utilisé.

Conclusion : les idées ne meurent pas.

• Sa reproduction est infiniment plus facile que sa production initiale.

Il a fallu une vie à Descartes pour élaborer sa philosophie. Un professeur de philosophie en expose l’essentiel en quelques heures. Deux siècles ont été nécessaires pour mettre au point la technique actuelle de la multiplication. Un instituteur l’explique en quelques minutes. Combien de temps a-t-il fallu à Pythagore pour élaborer son théorème et sa démonstration ? Nous l’ignorons, mais certainement beaucoup plus qu’au professeur de mathématiques qui le présente à ses élèves. écrire cet article, amis lecteurs, me demande beaucoup moins de travail que lorsque j’ai commencé à réfléchir à ce sujet, il y a déjà bien des années. Il fallait à Flaubert, paraît-il, une journée de travail pour écrire une page. Combien de temps mettez-vous à la lire ?

On pourrait multiplier les exemples.

Le produit de la composante intellectuelle du travail peut presque toujours se matérialiser : la partition de musique, la recette de cuisine, le dessin de fabrication d’une pièce mécanique, les pages d’un livre, la pellicule d’un film, etc. Autrement dit le seul problème que pose la reproduction du travail intellectuel est celui de la reproduction de son support matériel. Le seul moyen disponible pendant des siècles a été la copie à la main, longue et fastidieuse, un travail de Bénédictins ! Puis est arrivée l’imprimerie, qui demande appareillage lourd et main d’œuvre qualifiée, puis la duplication à l’alcool et la ronéo par stencil, puis la photocopieuse qui s’est rapidement miniaturisée et “démocratisée”. L’ordinateur et son imprimante, le graveur de CD, le transfert et stockage des fichiers numériques via les réseaux informatiques, donnent aujourd’hui à la reproduction du travail intellectuel un coût dérisoire en terme de temps et d’argent. Il n’y a aucune raison technique pour que cette évolution s’arrête en chemin. Les photocopieuses 3D, par exemple, permettent déjà de reproduire la forme extérieure des objets.

Lorsqu’une copie de La Joconde deviendra indécelable pour l’expert le plus expert, celui qui la contemplera y perdra-t-il ? J’ai connu, par une reproduction, Le philosophe dans son cabinet de Rembrandt. J’ai vu l’original au Louvre. J’ai été très déçu. La copie d’une œuvre pose certes des problèmes de conservation mais ils sont moindres que ceux de l’œuvre originale. Seul un fétichisme comparable à celui de l’adoration des reliques des Saints ou les manœuvres spéculatives des marchands d’art, peuvent contrecarrer à terme les progrès dans la copie-conforme de l’œuvre d’art, modèle de ce que pourrait avoir de prétendument inimitable le produit du travail à forte composante intellectuelle.

Nous examinerons dans la suite de cet article les raisons qui portent à penser que la part croissante prise par la composante intellectuelle du travail dans la production est incompatible avec une économie dont le ressort est la recherche du profit. À bientôt.


[1Une surface peut être plus ou moins lisse, l’adjectif lisse est déterminant.

[2Une statue est équestre ou ne l’est pas, l’adjectif équestre est discriminant.