Voyage en utopies


par  B. BLAVETTE
Mise en ligne : 31 mars 2009

Le mot utopie fait partie de ces termes à connotations multiples qui prennent un sens différent en fonction de celui qui les utilise. Ainsi pour certains, une utopie désigne un projet dont la réalisation est totalement impossible et qu’il ne faut pas prendre au sérieux ; pour d’autres il évoque même un régime dictatorial qui vise à répandre un bonheur uniforme et obligatoire.

Le texte ci-dessous ne prétend pas à l’exhaustivité et propose une autre vision de l’utopie, personnelle à son auteur.

Il y a 10.000 ans environ la population clairsemée de notre planète connaît un bouleversement sans précédent que les anthropologues désignent sous l’appellation de “Révolution néolithique”. Bien que s’étalant sur plusieurs millénaires, il s’agit probablement du plus profond effort conceptuel jamais réalisé par l’humanité [1]. Nos lointains ancêtres imaginent alors les premières techniques de poterie, de tissage, d’agriculture et d’élevage, ce qui devait aboutir à une transformation radicale des modes de vie : la sédentarisation.

Pour la première fois, des groupes humains se rassemblent, conçoivent les premières organisations politiques, et sont en mesure de modifier le paysage.

Bien des millénaires plus tard, dans la vallée du Nil, le pharaon Akhenaton et son épouse Néfertiti (XIVème siècle avant J.C.) osent réaliser l’impossible : l’introduction du monothéisme avec le culte d’Aton, dieu de lumière et de bonté, et la suppression de l’esclavage. Le roi prêche que tout doit être sacrifié à la vérité et à la justice, sources de l’équilibre du monde. Pour symboliser ses rêves, il fonde une “ville idéale”, la nouvelle capitale Amarna, dont les ruines sont encore visibles aujourd’hui. Bien sûr, rien ne survécut à la disparition de ce couple dont la pensée présente un tel décalage avec l’époque qu’il semble comme égaré dans son temps.

Plus tard encore, sur la plus ingrate des grandes péninsules méditerranéennes, s’épanouit le “Miracle grec” : en moins de trois siècles (de 600 à 300 av. J.C.) des penseurs visionnaires changent le cours de l’histoire et posent les fondements de la civilisation occidentale.

De Platon à Zénon [2] et Aristote, la recherche de la sagesse, la tentative d’établir une harmonie entre l’espèce humaine et l’univers deviennent le but ultime de toute vie raisonnable, c’est la naissance de la philosophie. Dans sa République, Platon imagine pour la première fois l’organisation d’une cité idéale qu’il tentera en vain de mettre concrètement en œuvre en Sicile.

Des administrateurs audacieux transforment profondément l’organisation de la société athénienne.

En 621 Dracon (auquel se réfère aujourd’hui le terme de “draconien”) rédige des lois qui s’appliquent à l’ensemble des citoyens et crée un système judiciaire fondé sur des magistrats tirés au sort pour les faire appliquer.

Un siècle plus tard Clisthène crée un état nouveau, laïc et débarrassé des privilèges de la naissance. Ce faisant, il amorce la plus fondamentale des quêtes utopiques qui se poursuit encore de nos jours : la recherche de la Démocratie.

Et Périclès de prononcer devant le peuple rassemblé sur l’agora sa fameuse Adresse aux Athéniens qui résume l’aventure grecque : « Nous cultivons le beau avec simplicité, et nous philosophons sans manquer de fermeté » [3].

Puis arrive la domination sans partage du christianisme et l’esprit utopique va tomber en sommeil. L’espoir des hommes va alors se tourner vers cet “autre monde” symbolisé par la Cité de Dieu, la Jérusalem Céleste de Saint Augustin qui ne relève plus d’une démarche volontariste caractérisant l’utopie, mais d’une croyance religieuse.

Il va falloir attendre plus d’un millénaire pour que la Renaissance redécouvre l’Antiquité grecque et réinvente l’idéal utopique.

En 1516, l’anglais Thomas More, avec l’appui de son ami érasme, publie son Voyage en Utopie ou Le traité de la meilleure forme de gouvernement. Ce faisant, il forge le terme “utopie” du grec ou-topos “nulle part” et eu-topos “lieu de bonheur” et crée un genre littéraire qui devaient passer à la postérité.

La société imaginée par More présente une caractéristique fondamentale : elle est une création exclusivement humaine, sans aucune intervention divine. Le peuple de l’île d’Utopie a été capable de s’entendre sur un “contrat social” afin d’assurer, sinon le bonheur, mais du moins le bien-être du plus grand nombre.

L’utopie de More n’est pas seulement la description détaillée d’une société idéale, elle possède aussi une importante dimension critique. More n’éprouve que répulsion pour les tares et les vices de la société de son temps. Pour lui l’éthique et la politique sont indissolublement liées. Sa rigueur morale le conduira d’ailleurs à l’échafaud.

Dans le sillage de More, Rabelais imagine, quelques années plus tard (1532), son Abbaye de Thélème qui est probablement la forme d’utopie la plus achevée. En effet sa devise « fay ce que voudras » et l’absence totale de règles suppose une société dans laquelle la question du vivre ensemble est résolue, dans laquelle chaque membre de la communauté a parfaitement intégré la difficile synthèse entre bonheur individuel et vie en communauté.

À partir de la deuxième moitié du XVIIIème siècle, avec les penseurs des Lumières et le bouillonnement de la Révolution française, l’idée de progrès entre en utopie avec la certitude que l’essor potentiellement illimité des sciences et des techniques conduira l’humanité vers un nouvel âge d’or.

Ainsi, avec son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Condorcet souligne-t-il la nécessaire et irrésistible perfectibilité de la société humaine.

Mais ce n’est qu’au XIXème siècle que l’on va réellement se préoccuper de réaliser concrètement certains projets utopiques. À partir des théories de Babeuf, Fourier, et du nouveau christianisme de Saint-Simon, des mécènes et des industriels comme Robert Owen, Prosper Enfantin ou Jean-Baptiste Godin vont tenter de fonder des communautés ouvrières autour de cités, à l’architecture révolutionnaire, inspirées des fameux phalanstères de Fourier. Coopératives d’achats, écoles, installations à caractère culturel, viendront compléter ces lieux de vie quasi-autonomes.

Ces initiatives ne sont cependant pas totalement désintéressées et constituent bien souvent des tentatives de réponses à la montée en puissance de la classe ouvrière autour d’une autre utopie : l’idéal communiste.

« C’est en cherchant l’impossible que l’homme a toujours réalisé et reconnu le possible. »
Bakounine

À partir de la plus pénétrante critique de l’idéologie capitaliste jamais conçue, et toujours d’actualité aujourd’hui, Karl Marx prédit l’avènement d’une société égalitaire, où la rareté serait inconnue, où l’activité choisie remplacerait le travail forcé chacun « éprouvant la joie spirituelle de satisfaire par son travail un besoin humain » [4].

L’utopie communiste génère alors un immense espoir parmi la multitude exploitée sans vergogne par le capitalisme débridé du XIXème siècle, lui donnant la force de se battre pour l’obtention de droits nouveaux, inimaginables auparavant : liberté d’association, droit de grève, protection sociale…

L’École d’Athènes, par Raphaël, musée du Vatican.

Mais brusquement, au début du XXème, apparaissent les dangers potentiels d’un progrès incontrôlé, d’une science sans conscience conduisant directement à des “dystopies” ou utopies négatives, qui préfigurent les grandes catastrophes à venir dans le siècle.

H.G. Wells inaugure cette voie avec La machine à explorer le temps (1896), roman dans lequel il propose la vision d’une humanité s’enfonçant dans la dégénérescence, et La guerre des mondes (1898) où les martiens utilisent leurs connaissances scientifiques pour perpétrer une sorte de génocide sur les terriens.

Aldous Huxley et Georges Orwel dans leurs romans respectifs Le meilleur des mondes (1932) et 1984 (1949) bâtissent les archétypes des univers concentrationnaires directement inspirés des graves dérives de l’idéal communiste et de la dystopie nazie.

À partir de la fin des années 60 une prise de conscience s’amorce de l’impasse dans laquelle s’est engagé le capitalisme à travers la marchandisation générale du monde et les menaces écologiques et éthiques qui en découlent. Le Club de Rome lance un cri d’alarme sur l’impossibilité d’une croissance infinie ; le philosophe allemand Hans Jonas, avec Le principe de responsabilité, nous rappelle à notre devoir vis à vis des générations futures ; Ivan Illich développe une critique radicale de la société industrielle et dénonce la servitude qu’elle engendre ; de son coté l’économiste René Dumont appelle à l’action dans son ouvrage L’utopie ou la mort.

On peut voir ici les racines des utopies actuelles que sont l’altermondialisme, les mouvements écologiques et pour la décroissance, l’économie distributive dont se réclame La Grande Relève.

*

Au terme de cette plongée au cœur de notre histoire collective, une constatation s’impose : l’utopie se confond avec la marche du monde. Il s’agit d’un puissant moteur de l’histoire qui incite chaque individu au dépassement de lui-même, réalisant ainsi sa véritable humanité.

Depuis l’aube des temps, des hommes et des femmes rêvent d’un avenir meilleur pour eux-mêmes et surtout pour leur descendance. Ils tentent alors de trouver des chemins alternatifs à la coutume, à la pensée dominante, aux pouvoirs en place. L’utopie devient alors une raison de vivre et de se battre, elle représente l’espérance en politique.

Bien sûr, au cours de ces explorations en territoires inconnus, les impasses sont nombreuses, certains chemins conduisent à des catastrophes. Mais cet élan est, pour le meilleur et pour le pire, une constante anthropologique de notre espèce qui repose sur notre capacité à imaginer, à oser, à créer…

Aujourd’hui, alors que notre monde est confronté à de graves désordres, nous savons que toutes les civilisations sont mortelles et que la barbarie se cache sous un fragile vernis d’humanité.

Comme nos lointains ancêtres du néolithique, notre survie dépend de notre capacité à réaliser un énorme effort d’imagination et d’audace. Il nous faudra, nous aussi, remettre radicalement en question notre mode de vie, afin qu’il soit non seulement compatible avec la survie de notre bio-sphère, mais aussi avec une juste répartition des richesses disponibles. En effet ce mépris du Vivant, duquel nous sommes collectivement complices, est un crime qui génère la haine de soi et des autres, la gêne que nous éprouvons devant le regard de nos propres enfants, et qui nous interdit de bâtir une civilisation réellement humaine.

*

Ceci amène à poser deux questions fondamentales qui se complètent l’une l’autre : « Quelle est la meilleure société possible, compte tenu de la nature humaine ? » et « Notre nature profonde est-elle perfectible ? » [5].

Nul ne connaît la réponse à ces questions, qui impliquent un saut qualitatif considérable dont dépend pourtant la survie de notre espèce.

Serons nous capables de nous réconcilier avec nous mêmes, de faire taire la peur en acceptant avec sérénité le caractère inéluctable de notre finitude, d’agir avec modestie et compassion dans nos rapports avec l’altérité et ceci de façon naturelle, sans même y songer, « comme la vigne donne le raisin » disait Marc Aurèle, l’empereur philosophe ?

N’en doutons pas, il s’agit ici de l’utopie ultime, celle dont l’échec engendrerait chaos et effondrement généralisé, mais qui pourrait aussi nous conduire vers un nouvel humanisme et donner réellement un sens à l’aventure humaine.

Mais pour paraphraser ce que déclarait Thomas More à propos de sa propre vision utopique : « On peut le souhaiter plus que l’espérer ».


[1Race et histoire de Claude Lévi-Strauss éd.Folio/Essais p. 55/56.

[2Zénon est le fondateur de l’Ecole stoïcienne.

[3Voir le remarquable ouvrage de Pierre Lévêque, L’Aventure grecque, Le Livre de Poche - Histoire.

[4Karl Marx : Ébauche d’une critique de l’économie politique.

[5Voir la dernière mise à jour du Rapport du Club de Rome (2004) malheureusement non traduite en français Limits to growth, Chelsea Green Publishing – p. 263 à 284.