La Relève

Éditorial
par  A. PRIME
Publication : juin 1990
Mise en ligne : 17 mars 2009

Le Communisme -et par extension, pour beaucoup de gens, le socialisme - s’est brusquement effondré dans les derniers mois de 1989. En Tchécoslovaquie, le Pape se réjouit :’La tour de Babel du communisme et du marxisme s’est effondrée’ : Dans deux articles du Monde, Cornélius Castoriadis disserte sur "l’effondrement du marxismeléninisme". Jacques Julliard, éditorialiste au Nouvel Obs, vient de publier un livre :"Le génie de la liberté". Dans l’introduction, il écrit  :’Le communisme agonise... Le socialisme, qui parut inévitable aux HOMMES DE LA GÉNÉRATION PRÉCÉDENTE, EST DURABLEMENT DISCRÉDITÉ".(1)
On pourrait citer mille discours ou écrits sur ce thème, dont on nous rebat les oreilles depuis des mois. Parallèlement, les chantres du capitalisme affublé du masque du libéralisme triomphent. Le monde est "fini", a atteint son but ultime  :’La démocratie libérale occidentale comme forme finale du gouvernement des hommes". (2)
Conclusions diamétralement opposées à celles du marxisme que J.P. Sartre qualifiait pourtant de "philosophie indépassable de notre temps". Les socialistes, à leur façon, plus hypocrite que celle des capitalistes qui se réjouissent bruyamment, péremptoirement, appellent cet effondrement :"Le triomphe de Blum sur Lénine".
Il est instructif de suivre la marche et la montée progressives des critiques des "régimes de l’Est" : d’abord le stalinisme et le totalitarisme. Parfaitement crédible pour tous. A un stade avancé de déstabilisation, on pousse plus loin ; dans l’ordre : léninisme, puis marxisme, et enfin socialisme. Que restet-il ? Le libéralisme. CQFD.

La réflexion sociale reste vivante

Aveugles, forcenés ou malins peuvent croire ou feindre de croire que le monde est achevé avec le triomphe du capitalisme, comme l’évolution des êtres vivants l’est avec l’émergence de l’Homo Sapiens. Les penseurs lucides, les cérémonies des funérailles de l’Est à peine achevées - la dernière en date étant celle des Ceaucescu s’efforcent de raison garder. L’Homo Sapiens a encore beaucoup de chemin à faire avant d’être adulte.
Revenons à J. Julliard. Dès l’introduction, il tient à baliser sa pensée :"La fin du socialisme ne signifie pas la fin de la pensée sociale. Nous sommes entrés dans une société dure où les riches n’ont plus peur des pauvres". En deux phrases, Julliard soulève deux terribles questions, essentielles.
En effet, tous les problèmes de société qui ont vu le jour depuis deux siècles avec l’apparition et le développement du machinisme demeurent, probablement exaspérés et de plus en plus explosifs : un petit milliard de riches, un milliard et demi qui ne vivent ni dans la misère, ni dans la richesse (pays dits de l’Est, "dragons" d’Asie) et près de trois milliards de miséreux, qui seront de plus en plus nombreux, car ils connaissent le plus fort développement démographique. Dans les sociétés industrialisées, depuis deux décennies, des problèmes graves sont apparus avec l’accroissement du chômage et du dualisme  : les sociétés de consommation sont malades de la drogue, de la violence, du sexe. C’est ce qui attend les pays de l’Est qui, tous, embrassent le libéralisme. Le Pape lui-même s’inquiète  : "On n’échappe pas au poids de ce monde sans Dieu, en se réfugiant dans la drogue, l’abus du sexe, le culte de la violence ou les sectes". Ce monde-là doit être vaincu" s’est-il écrié en Tchécoslovaquie. Juste, mais ô combien naïf dans le monde dès qu’il y a profit. Le Pape croit-il qu’il y a une différence fondamentale entre les parrains de Medellin et la jet-set bien pensante des banquiers suisses  ?
A problèmes sociaux, il faut une pensée sociale, réaliste, forte, cohérente : en gros, celle de Jacques Duboin.
Julliard écrit : "On pourrait bientôt découvrir après coup qu’en venant à bout du communisme stalinien, le système capitaliste a mangé son pain blanc le premier ". II poursuit :’L’ère de la critique sociale recommence  ; l’essor de l’écologie, la course au désarmement, les nouvelles attitudes de la jeunesse devant l’existence, le développement d’un champ d’activités autonomes fondé sur la réduction du temps de travail, la recherche d’une nouvelle éthique en sont les premiers symptômes...". "Plus jamais Marx" nous crie l’Europe d’Est. "Plus jamais Taylor" sommesnous aujourd’hui autorisés à répondre. On voit que nous ne sommes pas seuls dans la réflexion qui trace la voie pour les luttes de demain.
Pour Julliard, comme pour nous, tout va recommencer, ou plutôt continuer après l’effondrement du communisme (encore ne faut-il pas oublier que la Chine, avec 1,2 milliards d’habitants, continue). "Ce que des esprits naïfs prennent pour la fin de l’Histoire n’est en réalité que la fin d’un cycle à la fois glorieux et cruel, qui a vu l’homme conquérir le monde grâce à la machine et la machine s’emparer de l’esprit de l’homme"écrit Julliard.
II a raison. L’Histoire ne s’arrête jamais. La lutte, les luttes vont se multiplier, car on ne peut se résigner à vivre dans un monde dont Rocard lui-même dénonçait l’incohérence en mai 1989 : "II y a quarante ans, les transactions financières étaient équivalentes aux échanges de marchandises. Aujourd’hui, elles sont de 40 à 50 fois supérieures. Elles se font sans coût, à la vitesse de la lumière... Nous sommes sur un volcan’ :

Le combat continue

Donc le combat doit et va se poursuivre. Certes, comme le constate Julliard, les riches n’ont plus peur des pauvres. Là, ils avaient peur du communisme, là, peur des syndicats. C’est le communisme qui était un "tigre de papier". "De l’Atlantique à l’Oural" clame le Pape à son tour au risque de paraitre brûler les étapes. Gorbatchev, il est vrai, est bien fragile. II opère une fuite en avant, faute de pouvoir redresser son économie par le socialisme : 70 % de l’économie va être livrée au système marchand. Si les Etats-Unis, la France et la RDA sont amenés à le

soutenir dans l’affaire lituanienne, c’est probablement parce que Gorbatchev (qui parle encore de Gorby le magnifique ? ) a dit, à Kiev, à Mitterrand : "Si vous ne nous soutenez pas, vous trouverez un maréchal à ma place".
Le "socialisme" de Gorbatchev - ce qu’il en reste - ne fait plus peur à l’Occident. Seul un maréchal effectivement pourrait remettre tout en question.
Quant aux syndicats, ils n’effraient plus les patrons. En France, par exemple, en dehors de l’effritement de leurs adhérents, ils ne sont même plus capables de s’unir pour aller à la bataille. Ils prennent bien soin, le 14 juillet ou le premier mai, de manifester séparément, de même que lors de la journée revendicative du 27 avril. Des boutiques inadaptées !
Ce sont là les inégalités croissantes, criardes, un jour insupportables, aussi bien au niveau Nord-Sud qu’au sein des sociétés industrialisées, qui feront renaitre la lutte pour l’Homme ; peu importe sous quelles) bannière (s). En France, après le CERC, l’INSEE vient de confirmer la baisse du pouvoir d’achat des travailleurs depuis 1983, essentiellement sous la gestion socialiste. Les statistiques officielles montrent par contre qu’en 1989, les entreprises ont accru en moyenne leurs bénéfices de 20 %. Et quelle honte de voir un gouvernement "socialiste" refuser aux fonctionnaires une augmentation de salaires qui colle simplement à l’inflation, qui ne ferait donc que maintenir le pouvoir d’achat !

"Les damnés de la terre", c’est peut-être un vieux cliché, mais qui recouvre aujourd’hui une réalité de plus en plus étendue. II faut qu’à nouveau les riches craignent leur révolte, sans quoi ils pourront tout se permettre. Le progrès est à ce prix (3).
Le soleil se lève chaque jour. Jour après jour, la Relève se recomposera, arrachera comme par le passé des concessions allant dans le sens de l’Histoire jusqu’au jour - lointain sans doute - où les idéaux de la Grande Relève seront devenus réalité pour le monde entier.

(1) Cornelius Castoriadis écrit dans le Monde du 25 avril : "La haine active de ceux qui ont subi le marxisme-léninisme à l’Est les conduit à rejeter tout projet autre que l’adoption rapide du modèle capitaliste libéral".
(2) Voir G.R. d’avril, page 9, les déclarations de Francis Fukuyama.
(3) "Le capitalisme ne s’est modifié et devenu quelque peu tolérable qu’en fonction de luttes économiques, sociales, politiques qui jalonnent deux siècles". C. Castoriadis, Le Monde 25 avril.