TF1 à côté de la plaque
par
Publication : novembre 1985
Mise en ligne : 16 mars 2009
Il faut croire que nous avons raison de souligner
- enfin - une certaine prise de conscience de la rapidité des
transformations qu’impose notre époque. Car ce fut un événement
de voir que TF1, le 25 septembre dernier, consacrait une émission
à tenter de faire réfléchir les téléspectateurs
sur l’avenir qui les attend, et, en tout cas, à la prévenir
que de toute façon, la vie dans 15 ans sera différente
de ce qu’elle est aujourd’hui.
Mais quel dommage, hélas, de consacrer tant de moyens - prises
de vue qui coûtent très cher, films de fiction, interviews
divers, contribution d’une actrice au cachet probablement plus élevé
que le SMIC, Miou-Miou (qui pourtant, disait très mal son texte
- en voilà une qui ne réfléchit pas spontanément
à l’an 2000 !), présentation par Michel Drucker (son cachet
est-il de l’ordre de grandeur de celui de Miou-Miou ou de l’allocation-
chômage ?), participation d’un économiste, réputé,
M. Albert, d’un journaliste, aussi réputé, J. Boissonat,
d’un entrepreneur play-boy, plus que réputé, B. Tapie
- pour finalement passer à côté de l’essentiel ?
En conclusion, l’émission rappela pourtant que la prospective
faite au cours des années soixante, pour tenter de prévoir
ce que serait 1985, était - déjà - tombée
à côté de la plaque : les experts chargés
de cette prospective, experts connus, réputés et écoutés,
avaient tout simplement omis de voir venir et de comprendre l’importance
du chômage !
La « Grande Relève » qui ne dispose ni des moyens
mis à la disposition des experts du Plan, ni de ceux des producteurs
de télévision, s’efforçait déjà dans
les années soixante (et même bien avant) d’alerter l’opinion
sur l’importance qu’allait avoir, sur l’économie, la croissance
inévitable du chômage. Inévitable ? Allons donc,
nous rétorquait-on, le chômage est le fait d’une simple
crise « cyclique », une crise d’adaptation, sans aucun doute
conjoncturelle ; vous n’y connaissez rien : dans très peu de
temps, la modernisation, nécessaire, de l’économie nous
vaudra une telle relance que le plein emploi sera vite retrouvé
! Alors ? Eh bien, « La Grande Relève » peut apparemment
avoir raison contre l’avis des experts... La prospective, en macro-
économie, serait-elle tout simplement plus une question de bon
sens et de réalisme, qu’un art de faire parler les statistiques
?
Pourtant, les experts récidivent. Dans l’émission qui
nous annonçait les 7 chocs de l’an 2000, ils ont laissé
de côté l’essentiel.
L’essentiel, c’était de faire comprendre aux téléspectateurs
que les règles financières actuelles sont incompatibles
avec les transformations qui sont en gestation. Et puisque le but de
l’émission était de faire réfléchir aux
bouleversements qui nous attendent, quelle occasion de montrer que la
monnaie, elle aussi, devait subir un « choc ». Pourquoi
serait-elle seule à n’en pas subir ?
Dès le « Premier choc : les retraites », l’occasion
se présentait. On a dit : les cotisations que paieront alors
les travailleurs actifs seront insuffisantes pour payer les retraites
des autres. Point final : la catastrophe est inévitable.
Il fallait être plus clair : le problème posé n’est
pas celui des moyens de faire vivre les retraités. La vérité
est que le petit nombre de travailleurs actifs, avec tous les automatismes,
tous les engins puissants à commandes automatiques, et tous les
robots dont ils pourront disposer, seront parfaitement en mesure de
« produire » de quoi nourrir aussi tous les retraités.
Pourquoi ne pas montrer, si nécessaire, par un petit film sur
la production agricole, par exemple, que les 7 % de la population qui
travaillent aujourd’hui dans l’agriculture produisent beaucoup plus
que les 50 % du début du siècle ? Il ne s’agit donc pas
d’un problème concret de production. Il n’y a qu’un problème
d’organisation : comment changer les modes d’accès au pouvoir
d’achat afin que soient distribués aux consommateurs qui en ont
besoin les produits fabriqués par les machines ?
On pouvait alors développer le thème suivant : «
le choc de la monnaie ». Dans tous les siècles passés,
il n’existait que deux moyens honnêtes d’acquérir de l’argent
: soit posséder un capital qu’on pouvait faire fructifier en
le plaçant d’une manière ou d’une autre, soit être
en mesure de vendre son propre travail à quelqu’un qui le payait
parce qu’il en avait besoin. Dans quinze ans, moins encore qu’aujourd’hui,
on trouvera difficilement quelqu’un qui sera prêt à payer
un travail de laboureur, de manoeuvre, d’ouvrier spécialisé,
de manutentionnaire, de comptable, de dactylo, de dessinateur, etc.,
etc... Et tous ces salariés en moins seront autant de clients
en moins pour passer commandes à des entreprises où il
ferait bon placer son capital. Alors, il faudra bien que se développe
un troisième moyen d’accès honnête au pouvoir d’achat
: la distribution des revenus, sans compensation ni de travail, ni de
capitaux, à seule fin de faire passer équitablement la
production des machines aux consommateurs ! Là encore un petit
film sur l’évolution de la monnaie aurait pu faire réfléchir
les téléspectateurs en leur montrant qu’il y a longtemps
que la monnaie n’est plus une marchandise, ayant une valeur intrinsèque,
inaltérable comme l’or. Qu’un billet de banque n’a plus que la
valeur qu’on veut bien lui attribuer, comme un chèque n’a de
valeur que si celui qui l’émet est honnête. Qu’enfin il
existe un nouveau moyen de paiement qui sera prépondérant
en l’an 2000 : la monnaie électronique, dont le support visible
est la carte à mémoire. Un film bien fait pouvait montrer
qu’avec un système généralisé de cartes
de paiement à mémoire, la monnaie n’est plus qu’un moyen
de gestion : le moyen de tenir la comptabilité entre ce qui est
produit, fût-ce par des machines, et ce qui est distribué
aux consommateurs, quel que soit leur rôle, passé, présent
ou futur dans l’élaboration de cette production.
Alors, la plupart des autres « chocs » annoncés dans
l’émission télévisée prenaient un tout autre
aspect. Le « choc des robots », par exemple. Le film, sur
ce point, a bien montré, que dans les deux cas de figure opposés
qui ont été présentés, la robotisation poussée
dans un souci de compétitivité, ou la robotisation freinée
pour privilégier l’emploi (au nom d’un conservatisme insensé,
il fallait le dire), dans les deux cas, l’issue en l’an 2000 était
la même : cinq millions de chômeurs. Sans le « choc
monétaire », ces cinq millions de chômeurs sont,
en effet, une charge financière insupportable pour les actifs.
Avec le choc d’une monnaie devenue moyen simple de gestion et de distribution,
ces cinq millions d’inactifs deviennent des individus à part
entière. Alors, leur période « d’inactivité
» devient temps libre, temps qui peut être choisi «
à la carte » (ce qu’a fort bien montré le film),
mais non assorti d’une restriction d’accès à la production,
puisque celle-ci peut être réalisée surtout par
des robots. Si ces « inactifs » deviennent, pour leur plaisir,
des artisans, produisant pour eux-mêmes ou pour leurs proches,
tant mieux. Il ne s’agit pas d’un travail « au noir », qui
fait du tort aux artisans « actifs » reconnus. Le «
choc du travail à la carte » ne se transforme pas en une
obligation de subvenir à beaucoup de ses besoins par ses propres
moyens, hors du temps de travail « actif », même si
tel est l’idéal de Guy Aznar. Il n’est pas nécessaire
de fabriquer soi-même ses photopiles, elles sont fabriquées
bien plus économiquement pour la société quand
elles le sont en série ! Et ceci permet toutes les activités
utiles mais non rentables, celles qui ne se monnaient pas, celles qui
font la chaleur d’une société humaine, digne de ce nom.
Pour résumer, je dirai que j’ai eu beaucoup de plaisir à
retrouver dans cette émission bien des aspects de l’an 2000 que
j’ai décrits dans « les affranchis » : décentralisation
du travail, travail à la carte, développement des loisirs
(dans le sens d’activités choisies), démocratisation par
la consultation informatique, etc... Mais quel dommage de ne pas avoir
saisi l’occasion de montrer que le « choc monétaire »
nécessaire transformerait l’incertitude sous la forme «
les robots, la meilleure ou la pire des choses ? » en une dynamique
s’exprimant par : « les robots, moyen à exploiter pour
permettre à l’homme de se libérer ».