Le Rubicon
par
Publication : juin 1985
Mise en ligne : 11 mars 2009
« Mais alors pourquoi le Pape, chef suprême de l’Eglise, du haut de son infaillibilité que lui confèrent les dogmes, ne lance-t-il pas l’anathème contre les fauteurs de génocide ? Pourquoi ne dénonce-t-il pas solennellement les Etats et les systèmes économiques et sociaux qui bafouent cyniquement les droits de l’homme ? Pourquoi ne frappe-t-il pas d’excommunication Reagan et Brejnev, les affairistes de tout poil et d’abord les trafiquants d’armes et les sociétés multinationales qui pillent et affament ? »
(Jean Malrieu - GR d’avril 1982)
Retenons cette date. Elle servira de point de repère
à ce qui va suivre. Exactement trois années viennent de
s’écouler. Que s’est-il passé depuis ce laps de temps
? Beaucoup de choses évidemment, sauf l’anathème et l’excommunication
papale si impérativement demandés par Malrieu. Et pour
cause ! Un simple rappel de certains faits aideront mieux à comprendre
cette lamentable carence.
Lors de la disparition de L. Brejnev, « homme d’Etat de grande
stature », dit Jean-Paul II dans son message », à
l’occasion du grand deuil qui frappe l’Union des Républiques
Socialistes Soviétiques après la mort de M. Brejnev qui
a joué un rôle si important dans la vie et les rapports
internationaux, j’exprime à votre excellence (le Président
du Presidium) mes vives condoléances en l’assurant d’une pensée
particulière à la mémoire de l’illustre disparu ».
On a beau se dire qu’il faut faire la part des choses, tout de même
! Il n’y a plus de suppôt de Satan et autres aménités,
plus de goulag, de génocide et de violation des Droits de l’Homme.
C’est tout juste si l’on ne vient pas nous dire que des messes seront
dites pour le repos de l’âme de ces ci-devant forbans d’où
nous vient tout le mal. Il est vrai que le Christ a dit qu’il fallait
pardonner à ses pires ennemis...
Ce qui me surprend en l’affaire, c’est de voir le camarade Jean Malrieu
attendre une sanction papale... J’ai du mal à comprendre qu’un
homme si avisé et compétent en la matière se fasse
des illusions au sujet de Jean- Paul Il et de son éventuelle
influence dans les affaires du monde. Bien entendu, je ne vais tout
de même pas dire comme Staline (un autre « illustre homme
d’Etat », dirait Jean-Paul il) : « Le Pape ? combien de divisions
? », ce qui serait excessif de ma part. Cependant, Jean Malrieu
n’ignore pas qu’à partir d’un certain degré de perversion
chez les grands décideurs, et le Pape en est un, quoique de nature
particulière, le critère éthique dont on se sert
pour mesurer le comportement de ces messieurs change du tout au tout
au gré des circonstances, et non des idéaux dont on se
prétend l’ardent défenseur. Ce qui explique, mais ne justifie
pas, que le même qui prône la doctrine du Christ ici, devienne
le complice « objectif », mais complice tout de même,
des pires gredins de la scène politique là. Ignore-t-il,
Malrieu, que lors de la minable équipée des Malouines,
c’est Jean-Paul Il qui « organisa » un de ces ostentatoires
« one man show » dont il a le secret, allant donner, outre
son cautionnement spirituel, l’accolade fraternelle (ou paternelle,
allez savoir), au sinistre général Galtieri, chef du gouvernement
de coquins qui, non seulement mirent à sac le pays, mais furent
honnis et vomis parla population excédée, accusés
qu’ils étaient de crimes de lèse- humanité, puis
traduits devant les tribunaux pour délit de droit commun. Les
mères de la place de Mai à Buenos-Aires sont toujours
là pour témoigner. Un détail : un crucifix est toujours
accroché au-dessus du tribunal, présidé, à
l’époque, par le non moins de triste mémoire général
Videla. Et d’un !
Ignore-t-il, Malrieu, la triomphaliste visite de Jean-Paul II aux Philippines,
saluant, comme délégué de la Nation, le sanguinaire
dictateur Marcos (et Madame) dont on connait le terrifiant curriculum
vitae, mais trouvant bon de conseiller aux foules ignares et affamées
de ne pas se laisser obséder par l’appétit des biens matériels
! Il y a, comme cela, des choses qui ne s’inventent pas. Et de deux
!
Ferais-je mention des visites à grand spectacle chez les roitelets
d’Afrique où Jean-Paul II passait en revue les troupes qui lui
rendaient les honneurs militaires ? Au Vicaire du Christ ! Et de trois.
Demander, et avec quels accents, l’anathème et l’excommunication
pour les « affairistes de tout poil » relève de la
gageure, sinon de l’humour noir, car ça fait beaucoup de monde.
Croire à je ne sais quels effets d’électro-choc les lénifiantes
homélies dont tout le monde sait ce qu’en vaut l’aune, ce n’est
pas sérieux.
Pensons plutôt à tout ce que ces directeurs de conscience
pourraient faire d’utile en France. Pour commencer. Mais il y a un Rubicon
à franchir.
En attendant, que Malrieu se fasse une raison, il n’y aura pas d’anathème
ni d’excommunication. Ces messieurs s’entendent comme larrons en foire
et je ne désespère pas de voir un jour Rome et Moscou
établir des rapports plus que cordiaux, chacun conservant, mutatis
mutandis, cela va de soi, son idéologie spécifique. On
a déjà vu le Très Chrétien François
1er apostasier, vu que Paris valait bien une messe. On pourrait citer
d’autres exemples...
Les idéologies n’étant que des croyances qui se traduisent
en actes, les deux systèmes antagonistes se complètent
si besoin est. La croyance en une mission rédemptrice du genre
humain postule la domination du monde. Rome et Moscou, ennemis aujourd’hui,
peuvent très bien collaborer demain, surtout si un troisième
larron vient à se manifester, l’islam, peut-être.
On ne sera pas surpris si je fais des réserves sur le comportement
de certains princes de l’Eglise, point chiches en homélies tant
l’art de dorer la pilule aux masses leur est aisé. La crédulité
des masses leur facilite la tâche. On continuera de miser sur
l’artifice appelé coexistence et le tour sera joué. Les
voila acceptant la politique de rigueur, ce qui garantit la puissance
et les profits aux « décideurs », dont les spiritualistes.
Quelle que soit la structure politique de l’Etat, bourgeois, libérai,
capitaliste d’Etat, théocratique si l’occasion se présente.
Ce qui consolide le système qui, lui, ne fonctionne plus. C’est
bien pourquoi l’affranchissement des individus ne peut se concevoir
que sous la forme d’une libération économique radicale.
Tout le reste est de la roupie de sansonnet.
Contre la tendance spirituelle, j’ai envoyé deux articles que
la G.R. publia en son temps (Décembre 1982 puis Février
1984). Le premier, intitulé « Le temporel et le divin »,
le second « Toujours Marx ». Les deux m’ont valu des lettres
courroucées de la part d’abonnés de la G.R. Naturellement,
il m’était reproché ma conception matérialiste
d’aborder le problème de l’affranchissement de l’individu au
sein d’une société distributrice. On m’opposait une conception
« spiritualiste » dont l’imprécision se perd dans
un flou artistique satisfaisant sans doute les esprits imbus de métaphysique
mais dépourvus absolument, selon moi, de toute réalité.
Je répétais avec regret ce que j’avais dit naguère.
J’exposais, une fois de plus, les sources de ma conviction : la «
Contribution à la critique de l’économie politique de
Marx » relevant tout spécialement le passage célèbre
: « Le mode de production de la vie matérielle conditionne
le processus de la vie sociale, politique et intellectuelle en général.
Ce n’est donc pas la conscience des hommes qui détermine leur
être : c’est inversement leur être social qui détermine
leur conscience ». Puis ce court texte de Jacques Duboin : «
L’histoire des sociétés humaines montre qu’elles ne s’organisent
jamais sur un plan préconçu mais d’après leurs
moyens techniques. »
Je rougis, encore une fois, d’avoir à rappeler ces textes pour
moi essentiels. C’est ce qui m’a permis de comprendre pourquoi «
le minimum vital réclamé à cor et à cri
par les syndicats les plus révolutionnaires était déjà
fourni par les négriers à leurs esclaves pour leur conserver
la santé. C’est le maximum vital qu’il faut exiger aujourd’hui »
(texte encore de Jacques Duboin).
Or, il paraitrait que cette manière de vol, les choses à
la G.R, relèverait d’une conception bassement matérialiste.
N’ayant quant à moi jamais rencontré un « spiritualiste »
se nourrir de rosée matinale, j’en conclus que les « spiritualistes
» sont dans l’erreur ou ne disent pas la vérité.
C’est en se référant au Christ, selon eux, que nous trouverons
solution à tous nos maux. Ce n’est pas le cas de Jean Malrieu,
je m’empresse de le dire, le sachant trop avisé pour savoir à
quoi s’en tenir, mais le fait est que de nombreux spiritualistes, peu
importe la confession à laquelle ils adhèrent, abhorrent
le matérialisme que certains n’hésitent point parfois
à taxer de sordide. Oubliant que c’est grâce à lui
que tous, autant que nous sommes, avons pu émerger du stade de
la bête pour nous élever, progressivement, au stade supérieur
de la société de consommation. Tant il est vrai que ce
n’est pas la morale qui évolue, mais le perfectionnement de ’’appareil
productif qui a permis l’abolition de l’esclavage, pour ne citer que
l’exemple le plus frappant. La morale des sociétés n’a
pas changé Si demain toute forme d’énergie s’éteignait
sur terre, nul doute que nous verrions refleurir la barbarie et l’esclavage.
Cela étant, le camarade Malrieu ne trouvera donc pas étonnant
que je fasse des réserves sur les jugements concernant les déclarations
faites par certains hauts dignitaires de l’Eglise à l’occasion
du voyage de Jean-Paul II en Afrique Noire. Notre camarade, emporté
par un généreux élan, n’hésite pas à
qualifier d’électro-choc, celles faites par l’Archevèque
Lustiger en personne. « J’ai cru que le Christ était ressuscité ! »
s’exclame Malrieu. Pas moins !
J’ai essayé, avec les deux articles sus-nommés, de ramener
ces explosions dithyrambiques à des proportions plus modestes.
En montrant l’inefficacité des déclarations des princes
de l’Eglise, j’ai toujours regretté que ces messieurs n’aient
pas mieux su préciser leur pensée. « Nous perdons
notre âme ! », clame emphatiquement Mgr Lustiger, «
Notre civilisation signe son arrêt de mort quand nous n’accordons
pas aux Africains l’égale dignité des enfants de Dieu ».
Qui n’applaudirait des deux mains ces
belles fleurs de rhétorique ? Hélas ! autant en a emporté
le vent de l’Histoire depuis des siècles. Quoi de fondamentalement
changé depuis lors ? Le Rubicon des préjugés et
la force d’inertie des uns et des autres font qu’il y a une solution
qui échappe à la plupart, fi faut franchir ce Rubicon
Monseigneur, autrement vos accents rappelleront par trop la «
vox clamens in deserto » de biblique mémoire. Avouez qu’à
l’heure de l’électronique et vraisemblablement de la guerre des
étoiles, il nous faut d’autres preuves de votre bonne volonté.
C’est la même réflexion que j’ai portée en Septembre
1982, au fameux appel des évêques. Au fait, qu’a-t-ii donné
de positif cet appel à la solidarité au nom de la charité
chrétienne ? J’en rappelle l’essentiel : « exigeantes, réalistes
et sources d’espérance, renonciation partielle ou totale du cumul
des salaires, au cumul d’une retraite et d’un emploi, recours à
la retraite anticipée », etc...
La presse se mobilisa ; belle occasion de confrontation entre «
croyants » sur l’opportunité ou l’efficacité de
ces mesures. Et puis... silence absolu. L’abbé Pierre a pris
la relève.
Minable fout cela. Et quelle perte d’énergies... Je pense avoir
donné suffisamment d’exemples montrant l’inanité de certaines
initiatives. Les meilleures intentions du monde ne pourront jamais résoudre
le problème de la misère dans l’abondance. Je refuse le
droit de se dire sincère à tout « croyant »
qui ne passe pas contrat entre sa conscience et la réalité
des faits. Si les croyants s’étaient contentés d’invoquer
le Christ, jamais la Sécurité Sociale n’eut vu le jour.
Aujourd’hui, il faut poursuivre l’-Suvre commencée. Franchir,
je le répète, le Rubicon des insuffisances et des petits
calculs. Ii faut le traverser quitte à se mouiller comme viennent
de le faire les amis de « La Croix » en date du 10 janvier
dernier. « Evohé », comme dirait Jean Malrieu. L’encadré
paru dans le dernier numéro de la G.R. de ce mois d’Avril et
transmis par Paul Rosset fera date, n’en doutons pas. Enfin, voilà
qui est savoir se mouiller. Modèle de concision et de clarté,
ce petit texte résume magistralement toute la philosophie de
l’Economie Distributive. C’est l’exemple à proposer à
tous les nostalgiques d’un passé révolu à jamais.
Terminé le temps où le Christ chassait à coups
de fouet les marchands du Temple. Pour quel résultat ? Sortis
par la porte, les marchands rentrèrent par la fenêtre.
Et le veau d’or est toujours debout !
Conclusion : à société nouvelle, évangile
nouveau. Les amis de « La Croix » l’ont parfaitement compris.
Le Christ ne pouvait prévoir l’apparition des « robots
» non plus que l’assainissement des marchés, ni le malthusianisme
agricole et industriel, tous péchés contre l’esprit ; ni
l’armement nucléaire, cette monstruosité impossible à
qualifier, innommable. Jamais le Christ ne s’est trouvé dans
une situation pareille. Qu’aurait-il fait ? Je laisse aux exégètes
le soin de trouver la réponse. Les croyants de « La Croix
» savent, eux, ce qu’ils veulent. Ils ne parlent, eux, ni d’anathème
ni d’excommunication. Réalistes, ils affirment que le chômage
s’accroit dans des proportions alarmantes. Mais si nous continuons à
lier étroitement les revenus au travail, nous allons tout droit,
si ce n’est déjà fait, vers une société
duale : une minorité de privilégiés ayant un emploi
(pour combien de temps encore ?) peut bénéficier abondamment
des bienfaits de la société de consommation, alors qu’une
foule croissante de sous- consommateurs n’y a plus accès.
Affirmer dans ces conditions que l’on va créer des emplois nouveaux
et donner du travail à tous relève d’une illusion criminelle
ou d’une démagogie à courte vue. (Admirons la force de
langage). lis poursuivent : « Le traitement social » du chômage
a déjà trouvé ses limites au prix d’inégalités
flagrantes. Partager le travail. Chimère ! D’ailleurs, est-ce
toujours possible ? Pourquoi pas partager les revenus ? Pas évident,
disent-ils. Mais si l’on accordait à chaque individu, quelle
que soit sa position sur l’échiquier social, un droit à
la subsistance ?
Et pour finir en beauté ce superbe raisonnement, « ce droit
nouveau se traduirait par l’accès de tout citoyen à un
véritable revenu social garanti, formulation contemporaine d’un
minimum vital, distribué par le truchement d’une monnaie dite
de consommation ».
Et ce magnifique exposé, sans la moindre référence
au sacré ! N’est-ce pas formidable ?
Une nouvelle race de « croyants » est née. Evohé !
C’est la parabole de la graine de sénevé moderne. Germination
d’une race de croyants de type nouveau. Pour la première fois
peut-être, ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas,
vont pouvoir marcher la main dans la main pour la conquête de
l’affranchissement économique, préfiguration de l’épanouissement
spirituel.
Paix aux hommes de bonne volonté !
J. Mateu, Parmain