La fin des illusions


par  H. MULLER
Publication : septembre 1982
Mise en ligne : 26 janvier 2009

IL en coûte à beaucoup de l’avouer : le libéralisme économique a failli à son but. Il devait procurer un maximum de bien-être à un maximum de gens. Aux plus chanceux, aux plus roués, le système a dispensé un enrichissement illimité, source de considération, mais en laissant sur la touche des masses croissantes de marginaux. Sa dernière charrette  : les « préretraités » victimes du profit qui voient leur revenu amputé du tiers si l’on tient compte des primes, tacots, heures supplémentaires et indemnités diverses, avantages en nature qui désormais leur échappent.

Tout va de travers. Le système tourne à vide. Curieusement, les prix s’emballent tandis que les stocks s’accumulent. Les besoins insatisfaits ont franchi les limites du tolérable alors que le chômage ne cesse de croître. La violence s’installe. L’insécurité gagne toutes les couches sociales .
Habituée à mouliner la même farine, la fine fleur de nos économistes continue de gloser sur les causes d’une crise qui touche à présent les secteurs les plus sensibles de l’activité économique. Crise de l’énergie ? Des centaines de tankers gitent dans les ports grecs, dans les fjords norvégiens et jamais on n’aura découvert autant de pétrole dans le monde depuis l’annonce, en 1973, d’une prochaine pénurie. Crise de l’automobile ? Ce sont, ici, les hausses inconsidérées qui ont fini par casser le marché et toute l’Europe roulera bientôt dans de brinquebalantes ferrailles achetées au marché de l’occasion. Tant pis pour la sécurité. Il ne saurait être question de réduire les commissions, les marges et les taxes. Crise de la sidérurgie ? Les usines ferment, non pas faute de minerais, de personnels ou d’outillages, mais faute de clients que s’arrache la concurrence étrangère. Crise du textile  ? Là également les marchés sont submergés. On refoule aux frontières les importations à bas prix - merci pour le consommateur - made in Taïwan ou made in Coréa. Surcapacité de 400 000 tonnes dans les aciers spéciaux. Marché du porc en plein marasme. Un million de tonnes de blé doivent être « impérativement » exportées hors d’Europe. Le fleuve de lait a franchi la cote d’alerte. Crise du vin ? Gare à l’Italie à l’Espagne, à la Grèce, au Portugal.

Ainsi, nul besoin d’être grand clerc pour attribuer la décomposition du système, la dégradation, le grippage de ses mécanismes financiers à une seule cause : l’inadaptation de l’outil monétaire à une situation de pléthore. Mais dénoncer l’abondance comme source de nos maux écorcherait la langue de nos économistes, de tous ces maîtres à penser qui en ont fait un sujet tabou, raillant ceux qui s’imaginent en faire profiter les consommateurs aujourd’hui impécunieux, insuffisamment solvabilisés.
Le capitalisme reste l’économie de la rareté. La rareté fait le prix. L’abondance tue le profit. Il s’agit là d’axiomes auxquels nos technocrates, formés au moule d’un enseignement dépassé, refusent d’accorder réflexion. La société ne changera qu’avec le changement de tous ses usages monétaires qui, le progrès aidant, ont apporté tant et tant d’inconséquences. La monnaie transférable est l’outil d’une économie de concurrence et de profits. La monnaie de consommation sera celui d’une économie mieux adaptée à l’accélération du progrès technique et scientifique, à l’abondance qui en découle et dont nous faisons un si piètre usage.
Il ne sert à rien de poser des emplâtres sur un corps gangrené. A défaut d’une nécessaire révolution économique et monétaire, seule la guerre avec son cortège de destructions et de détresses humaines, retendra une fois de plus les ressorts du vieux système en le délivrant, pour un temps, du fléau de l’abondance. Reagan et ses conseillers l’ont compris et fait leur choix. Périsse l’homme pour que vive le profit : 222 milliards de dollars vont préparer la guerre. Il est seulement navrant qu’aucun de nos politiques n’ait eu le courage, l’honnêteté d’annoncer la couleur.
Perdons nos illusions. Le vieux système ne marche plus. Il s’agit non pas de le dépoussiérer, mais d’en changer pour que la production serve tout bonnement à satisfaire les besoins des populations, au lieu d’être sans cesse entravée, détruite, à seule fin d’animer le commerce de l’argent, d’assurer les profits et, par là, les revenus illimités d’une minorité.