La “dérive”


par  M.-L. DUBOIN
Publication : janvier 2001
Mise en ligne : 25 janvier 2009

Henri Muller ne partage pas la façon de voir d’Alain Lavie, il revient à la charge contre la dérive que constitue à ses yeux le contrat civique (voir GR-ED n°1004, p. 14) par rapport à une société où les entrepreneurs attribueraient à chacun sa tâche, pour préciser :

« La dérive consiste à étendre ce système de consultations individualisées à l’ensemble des exécutants, substituant une lourde procédure aux entretiens routiniers et bien rodés des entreprises visant l’embauche de leurs personnels. Laisser chacun choisir l’emploi qui lui convient ? Encore faut-il éviter la ruée vers les emplois les plus gratifiants, les plus intéressants, les moins pénibles, la prolifération des emplois parasites et, pour les exécutants, qu’un responsable d’entreprise soit disposé à embaucher”.

Réponse. En décrivant le contrat civique comme un “système de consultations individualisées étendu à l’ensemble des exécutants” H. Muller montre que sa vision de la société est restée celle de l’époque industrielle. Il joignait d’ailleurs à sa lettre, comme modèle de sa conception de l’orientation professionnelle, un article de 1977 dans lequel un journaliste décrivait l’orientation et la formation professionnelles d’alors en RDA et j’ai eu froid dans le dos en lisant la façon dont les jeunes étaient orientés et formés à seule fin d’exercer à vie un des métiers dont les entreprises de la région avaient exprimé le besoin. Cette conception de la formation ayant pour objectif de faire des “exécutants qu’un responsable d’entreprise soit disposé à embaucher” comme dit H. Muller, est évidemment très loin, exactement à l’opposé, de notre conception de la formation : celle-ci doit être très largement ouverte à toutes les disciplines, offrir le plus de choix possibles et permettre aux jeunes de retarder, aussi longtemps qu’ils profitent de cette formation générale, le jour où ils choisissent de se lancer dans une première activité professionnelle. Concevoir la formation comme l’adaptation à un métier, c’est fini, car c’est conduire les jeunes vers un piège, tant il est évident que ce qu’on apprend dans ce type de formation sera vite dépassé. Il faut aujourd’hui plus que jamais apprendre à apprendre, à s’ouvrir l’esprit à de nouveaux domaines ou à de nouvelles techniques. Il faut pouvoir, toute sa vie ou presque, être capable de se réorienter, de se recycler, de découvrir.

Ainsi ce que H. Muller appelle notre “dérive”, et qui consiste à laisser à chacun l’initiative quant au choix de ses activités, c’est bien une conception différente de la vie. Ce que nous défendons avec nos propositions de démocratie économique, ça n’est pas seulement que la formation ne consiste plus à façonner les gens pour qu’ils soient “employables”, c’est aussi que toute la vie cesse d’être centrée sur un emploi. Nous parlons d’ailleurs d’activités, et nous entendons que celles-ci doivent pouvoir varier, doivent pouvoir être diverses. Mais il reste, évidemment, que chacun doit payer de sa personne en participant, par ses activités, à la production dont l’ensemble de la société a besoin.

Si on rejette tant la dictature d’un Parti, que celle des financiers et des experts intéressés, il faut bien s’entendre entre nous pour coordonner la production et décider des meilleures conditions pour la réaliser. C’est le but des Conseils où seront débattus les engagements sous forme de contrats civiques, et qui auront à trancher politiquement si se présentent les monstres décrits ci-dessus, les ruées vers les “emplois gratifiants” (ce qui est très relatif) et la prolifération “d’emplois parasites”.