De la compétition au contrat civique
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Publication : janvier 2001
Mise en ligne : 25 janvier 2009
Ayant suivi avec intérêt la controverse qui s’est manifestée (GR-ED N°1003) à propos de la compétition, Alain Lavie estime que cette critique constructive et justifiée montre, par comparaison, l’avantage du contrat civique sur la compétition prônée aujourd’hui dans tous les domaines de notre civilisation :
Pratiquant le sport depuis mon enfance et satisfait d’en constater les heureux effets autant sur le physique que sur le mental, je suis consterné de constater la dérive causée par la compétition. L’incitation outrancière à être le meilleur provoque les conséquences désastreuses que l’actualité révèle. Ces athlètes qui mettent leur santé et leur vie en péril rappellent les gladiateurs des cirques de l’Empire romain décadent. Seul, généralement, le premier est glorifié. La victoire lui ouvre les portes des sponsors, des médias, du showbiz et en conséquence leur offre la fortune.
Quel athlète refuserait cette manne alléchante ?
Comment s’étonner qu’ils soient prêts à tout sacrifier pour atteindre, avec cette consécration, un avenir assuré ? Car, en général, la pratique d’un sport à haut niveau se concilie difficilement avec la poursuite d’études qui permettraient une reconversion plus aisée. Dans ce domaine aussi nous pouvons imaginer combien le contrat civique serait préférable à cette condition précaire et inhumaine du sportif professionnel. Sans tomber dans la certitude béate d’une solution idéale, il est certain qu’il apporterait un progrès sensible en ce qui concerne la relation de l’individu et du sport.
Comme dit A. Jacquard “résumer une activité sportive à un score, à un gagnant et un perdant est une aberration. C’est ignorer, négliger le reste : les sensations éprouvées, les échanges, la convivialité, la relation du corps et de l’esprit dans l’effort. Tout cela, qui est le gain le plus important, est balayé d’un vulgaire revers de main, d’un bras levé en franchissant la ligne d’arrivée. Les mêmes états d’esprit et comportements se retrouvent dans bien d’autres domaines.
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Les mondes industriel et politique sont gangrenés de la même façon. Seule compte la gagne, qu’importent les moyens employés pour y parvenir. Comme des athlètes, les entreprises achètent à prix d’or des compétiteurs sélectionnés par des chasseurs de têtes.
Même dans la vie quotidienne, la compétition gère la vie de chacun. Il faut savoir faire les meilleurs placements financiers, s’enquérir des prix les plus bas pour l’acquisition d’un objet au risque de paraître un naïf, être physiquement au top, posséder l’automobile dernier cri. Il arrive même que dans des familles, frères et sœurs se fassent la course à l’acquisition : la maison, les enfants, les voitures, les objets à la mode (ordinateurs, portables, etc.), la maison secondaire, les diplômes des enfants, les carrières des maris, etc. Celui qui ne se prête pas à cette compétition mesquine se voit affublé du titre méprisant de looser.
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Le sport est pour le corps ce que la philosophie ou les mathématiques sont pour l’esprit : une activité d’entretien, une gymnastique. Ensuite, il permet le dépassement de soi, le perfectionnement. Être le meilleur n’est alors qu’une conséquence mais non le but. Les autres pratiquants ne sont pas des adversaires mais des exemples, des modèles, des références car seule compte la victoire sur soi-même. Le mérite se mesure seulement à ce niveau, celui de se dépasser, de s’améliorer, d’apprendre.
Celui qui se mesure en fonction de la satisfaction apportée à une autre personne, une entreprise ou une nation, n’a de valeur que du point de vue du récepteur, qui enregistre ainsi l’écart entre son besoin et la réponse apportée. Dans ce cas, la mesure du mérite est faussée. Ce n’est pas le mérite qui est mesuré, mais seulement la valeur du résultat par rapport à la demande initiale.
Pour parvenir à le réaliser, l’effort, l’engagement personnel peuvent être très différents d’une personne à une autre, selon les connaissances, le degré d’adaptation, l’acquis, les caractéristiques individuelles dont on n’est pas responsable.
La personne, l’entreprise ou la société qui reçoit ce résultat peut dire qu’elle en a rien à faire, que seul le résultat compte. Seulement, elle perpétue l’injustice des conditions naturelles et sociales et montre ainsi qu’elle se désintéresse de l’individu, de sa personne, de son besoin de reconnaissance et du mérite véritable qui est l’effort sur soi-même.
Si nous voulons une société plus humaine, chaque tâche doit être appropriée à la compétence et au potentiel de progression (principe de Peter), dans la recherche du bien-être de chacun qui est, en réalité, l’objectif primordial d’une société.
C’est pourquoi le contrat civique apparaît tout à fait approprié. Sauf handicap, l’individu a conscience que sa participation sociale contribue au bien-être de tous et donc de lui-même. Il y est poussé par un besoin de reconnaissance, d’intégration. La société, en le sollicitant suivant les compétences qu’il a acquises par choix personnel, montre qu’elle cherche à le mettre en valeur et à reconnaître ses capacités.
Une discussion sur le type d’activité souhaité et possible, aboutissant à la signature d’un contrat, paraît donc tout à fait satisfaisante.
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Mais pour éviter toute duperie et que la décision soit faussée, aucune distinction de valeur ne doit être faite entre les activités par quelque rétribution supplémentaire que ce soit.
Ne vaut-il pas mieux une société qui établisse ses règles suivant la confiance envers chacun, ayant conscience que l’individu n’est ni bon, ni mauvais, mais qu’il cherche avant tout à bien faire, à réussir sa courte vie, et à assurer le bonheur pour lui-même, ses proches et sa descendance ? Cela nous changerait de celle que nous connaissons qui part du principe qu’un individu dès son enfance doit être dressé, conditionné afin qu’il se plie aux exigences de la société, qu’il rentre dans l’ordre établi et soit prisonnier du chantage travail-salaire sous peine d’exclusion.
Le bien-être d’une société ne doit-il pas être le résultat du bien-être de tous sans exception ?
En adoptant une ligne directrice qi prétend assouvir les besoins de tous, tel le productivisme, mais en assurant surtout le profit et le pouvoir de quelques-uns, il s’agit d’une dictature. En conséquence, elle va engendrer du malaise social, des injustices, de la révolte, de la délinquance qu’elle va tenter, prisonnière de son fanatisme, de supprimer par la répression. Persuadée du bien fondé de sa doctrine, elle n’a plus d’autre solution que de tenter tout mettre sur le dos de la “nature humaine”, de se protéger des récalcitrants, de punir les inadaptés et les révoltés, de conditionner les passifs.
Il s’agit donc bien, comme vous le dites dans le dernier numéro 1004 en réponse à l’article de H. Muller dans la tribune libre, “de sauver l’humanité de cette course en avant dans une croissance mythique qui la détruit”. En effet, “aucune dictature n’est défendable”, il suffit de constater les méfaits (eux aussi en croissance) de ce productivisme devenu religieux. Les accidents, les pollutions, le réchauffement par effet de serre, la pauvreté, le surdéveloppement démographique (et j’en oublie) menacent l’humanité (et même l’ensemble des êtres vivants) et la font vivre dans des conditions aberrantes au regard des véritables capacités de l’époque actuelle. La faim, l’exclusion, la compétition, le stress, la monoculture des terres et des esprits, la guerre… n’ont plus lieu d’être et ppourtant leurs existences empiètent sur le prochain millénaire.
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Seule la santé de l’économie boursière et des finances des privilégiés est prise en compte comme indice du bien-être social. En annonçant une économie américaine florissante, les médias font croire que la population des États-Unis connaît un bien-être sans précédent et que cette situation (fausse) existe grâce à la croissance. Et pendant que, pour la santé boursière, les pays riches jouent avec les portables, les micro ordinateurs, la DVD, Internet et la vidéo, les méfaits vont croissant.
L’idée de croissance devient un fanatisme délirant qui met en péril la vie de l’humanité sinon son état psychique et physique. Les résultats de la conférence de La Haye sur la mise en œuvre des solutions pour réduire les émissions de carbone, sont révélateurs à ce sujet. C’est de plus en plus triste.
Cette nouvelle religion s’implante partout et elle envoie ses missionnaires dans le monde entier pour de répandre sa bonne parole. Partout la nouvelle église infiltre les esprits et les conditionne aux nouveaux commandements dictés par les lois du profit, de la concurrence et de l’individualisme.
Un exemple symbolique : dans la ville où j’habite, le centre a fait l’objet d’une rénovation, les anciennes bâtisses ont été détruites pour dégager un espace piétonnier, former une place accueillante. De chaque coté de cette esplanade, deux bâtiments sont désormais mis en évidence. D’un côté, l’ancienne église, qui fait figure de monument historique, de l’autre, une banque luxueuse : la nouvelle église. Pour en avoir la preuve il suffit aujourd’hui d’entrer dans une banque : les gens y parlent à voix basse (le dieu-argent n’est-il pas en cet endroit ?), des confessionnaux insonorisés accueillent les ouailles et des prêtres en uniforme (costume-cravate) vous conseillent sur vos dons…destinés à ce que leurs bienfaits multipliés vous reviennent.
Ne faut-il pas craindre de cette forfanterie la mise en place d’une nouvelle Inquisition ? Nous en constatons les prémices. L’art, le spectacle, la science, l’éducation, l’information, sont aux mains des prélats de la nouvelle religion. Nne s’agit-il pas des effets d’un plongeon dans plusieurs siècles d’obscurantisme culturel ?
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Espérons qu’un événement fortuit ou mieux, provoqué par un mouvement culturel, amènera une telle déstabilisation du système, que l’Économie distributive devienne une solution évidente et incontournable.