La “science” économique mise en question par ses experts
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Publication : janvier 2001
Mise en ligne : 14 janvier 2009
Il y a un demi-siècle, Jacques Duboin montrait, preuves à l’appui, que ce qui est encore professé sous le terme de “science économique” doit être sérieusement remis en question. Critiquer l’orthodoxie économique était alors si mal vu que les économistes étouffèrent avec mépris cette voix qui les dérangeait.
Mais voila que cette constestation est reprise, et dans le milieu-même des économistes [1] ! Un Mouvement des étudiants pour la réforme de l’économie, s’est organisé [2] ; et plusieurs ouvrages ont paru, dont l’un des plus récents est celui de Jacques Sapir intitulé Les trous noirs de la science économique. M-L Duboin l’a lu pour nous, et comme il est doublement intéressant, elle en présente l’analyse en deux parties, dont voici la première :
Dans L’illusion néolibérale [3] René Passet démontait, en s’appuyant sur les faits, les thèses du néolibéralisme. Il constatait que les résultats de leur application depuis des décennies sont à l’opposé de leurs prévisions et concluait que, puisque les bases sur lesquelles s’appuie cette théorie sont fausses, il faut cesser de l’imposer à ceux qui pilotent l’économie.
Voici une autre démonstration de l’inanité de la théorie libérale. Elle est due à Jacques Sapir, avec Les trous noirs de la science économique [4] Confronté, par sa double expérience d’enseignant et de chercheur, « à l’échec répété des politiques inspirées, ou suggérées, par les organisations internationales et ceux de ses collègues qui jouissent de la plus flatteuse des réputations dans la profession d’économiste, l’auteur a du constater que ces échecs étaient toujours justifiés par des références impeccables à la théorie économique. » Il reprend donc, un à un, les éléments de cette théorie, et pas un ne résiste à la rigueur sa critique.
Il commence par les hypothèses qui structurent la théorie de l’équilibre général (la TEG pour les initiés), qu’il qualifie de machine à décerveler. Non seulement il montre que, contredites par les faits, elles sont irréalistes et souvent absurdes, mais qu’il y a une véritable imposture, de la part des “néoclassiques”, à prétendre qu’elles sont la seule stratégie possible de recherche sérieuse dans ce domaine. « La pensée économique dominante, celle qui sert de référence aux gouvernants et aux économistes qui se propagent dans les principaux médias, n’est rien d’autre qu’une théologie. » Confrontés à la société réelle, les grands prêtres de cette religion cherchent, comme tous les intégristes et tous les fanatiques, à faire plier le réel pour lui donner la forme de leur croyance : c’est pour cela que les économistes standards défendent la création de pouvoirs “indépendants”, tels que la Banque centrale européenne ou l’OMC, qui échappent au contrôle démocratique. Mais, dit notre auteur, le réel ne se laisse pas faire et le politique doit reprendre le pouvoir face à cette religion de l’économie classique. Comment s’y prendre ? — D’abord en reprenant le débat étouffé depuis les années 30 et dont il faut tirer la leçon.
Marché ou planification ?
Son second chapitre, introduit par cette boutade : « les économistes ne sont pas la solution du problème, ils sont le problème » rappelle donc l’essentiel de ce débat oublié.
Il portait d’abord sur l’efficacité de l’économie planifiée comparée à celle de l’équilibre apporté par le marché selon Walras. Cette dernière était défendue par von Mises, qui soutenait que l’usage d’une monnaie liée organiquement à la propriété privée est indispensable et que sans une recherche de profit l’économie serait condamnée à la stagnation. Alors que Barone avait montré, avant 1914, qu’il est théoriquement possible, sans recourir au marché, de calculer les prix relatifs des biens de consommation nécessaires à ce fameux équilibre général. Mais Barone rejetait comme irréaliste cette possibilité de planification d’une économie centralisée, alors que Taylor, à la fin des années 20, en développant une critique de von Mises, avait établi que la détermination des prix par un processus tel que celui de Barone est suffisante.
Notre auteur rappelle alors que les argumentaires de von Mises et Barone ont été réfutés par un grand économiste polonais d’inspiration marxiste, Oskar Lange, qui démontra, et en se plaçant dans le cadre-même de la théorie néoclassique, qu’il est possible de déterminer d’avance les prix relatifs. à cette époque où planification signifiait que le calcul des prix était hautement centralisé et remis entièrement aux mains d’experts [5], Lange montra qu’un système où l’état est propriétaire des biens de capital permet des choix d’allocation des ressources qui sont aussi optimaux que ceux du marché. Il estimait avoir ainsi prouvé, et qui plus est, du point de vue de ses adversaires, la supériorité du socialisme, tout en soulignant que la planification de type soviétique, résultant d’une économie de guerre et fonctionnant à partir de priorités liées aux conflits mondiaux, n’était pas le modèle qu’il décrivait, et qu’il a cessé de développer après son retour en Pologne car les idéologues staliniens le jugeaient irrecevable.
Sapir note que d’autres économistes marxistes, en critiquant Lange, ont souligné que, dans son modèle, le planificateur n’a qu’un rôle technique, il est purement réactif et abdique toute volonté de mettre en place des choix stratégiques majeurs. Mais il rappelle qu’un autre type de planification a été proposé en 1921 par O.Neurath, pour qui la planification est une construction technico-sociale où la démocratie et les formes d’auto-organisation de la société jouent un rôle central, et où il n’est pas question que ce soit l’expert qui détermine tout seul les priorités, il doit au contraire toujours dialoguer avec les représentants politiques.
Le rôle de la monnaie
L’autre débat, lancé en 1926, portait sur le rôle de la monnaie. Pour Hayek, les fluctuations économiques sont dues à des erreurs d’appréciation, elles-mêmes causées par le crédit et la monnaie, il faut donc que celle-ci soit neutralisée, car une action de la puissance publique, en altérant les conditions de création monétaire, ou en provoquant une baisse artificielle des taux d’intérêt, ne ferait que retarder le retour à ce fameux équilibre mythique de la théorie classique.
Pour Keynes, le taux d’intérêt, à cause de la grande incertitude sur les rendements des investissements à long terme, est un instrument de spéculation et non pas d’équilibre.
Une dizaine d’années plus tard, Hayek va évoluer jusqu’à abandonner, progressivement, la défense de cette notion d’équilibre et admettre enfin que la prévision parfaite de la théorie néoclassique ne serait concevable que dans des conditions évidemment impossibles, à savoir : si tous les prix pouvaient « être fixés simultanément sur un marché où seraient présents non seulement la totalité des biens existants mais aussi la totalité des biens à venir. » Le débat sur le cycle des affaires et les fluctuations, tout comme celui sur l’économie planifiée « a conduit ses participants, note J.Sapir, à discuter du paradigme de l’équilibre et de ses diverses interprétations. Il en émerge une vision autrement plus nuancée des contributions respectives de Keynes et de Hayek que celles qui ont cours aujourd’hui » et comme notre auteur est un spécialiste de l’ex-économie soviétique, il décrit les fluctuations des économies de ce type avant d’arriver à celle de l’économie contemporaine, soumise à une dynamique qu’il qualifie de chaotique et qui mène « à une remise en cause de l’efficience des marchés dans un grand nombre de cas » lorsque gonflent ou dégonflent les bulles spéculatives.
J.Sapir tire alors la leçon des débats refoulés des années 30. La pensée économique se doit de formuler, contrairement à ce que prétend l’école classique, un modèle réaliste de la prise de décision sous incertitude et de se doter d’instruments pour penser l’hétérogénéité. Il faut, comme l’a montré Neurath, admettre le non-lieu des prix et du marché comme instruments uniques de prise de décision, car tout choix réputé économique contient une dimension sociale, normative et éthique qui est indépassable. Elle implique une décision qui ne soit pas purement technique mais aussi politique. L’argumentaire de O.Neurath trouve aujourd’hui une nouvelle force dans les problèmes d’environnement et de santé. L’exemple actuel de “la vache folle” renvoie à l’impossibilité, dans un raisonnement de marché, d’intégrer le coût d’un risque non mesurable.
Il faut donc renoncer définitivement à la notion d’équilibre ou de planification centralisée… renoncer à l’idée d’une connaissance parfaite, admettre l’idée que des connaissances partielles, révisables, soient possibles Cette approche permet de penser la stabilité temporaire des systèmes économiques sans supposer l’existence d’un équilibre de type néoclassique. Voici donc qu’un économiste, directeur d’études à l’école des hautes études en sciences sociales, nous apporte, étayés par une vaste culture et une logique irréfutable, des arguments solides en faveur du système décentralisé que nous défendons, dans lequel les décisions économiques résultent d’un débat politique incluant tant la dimension éthique que la dimension sociale, et ne sont prises que pour une période limitée ce qui rend possibles les changements d’orientation qui s’avèreraient nécessaires. Et ce n’est pas tout. Car, en sous-titre, ce livre précise quels sont les trous noirs de la science économique : l’impossibilité de penser le temps et l’argent. Nous y viendrons dans un prochain numéro.
[1] Nous avons présenté L’illusion néo-libérale, de René Passet, et parlé de l’écran mathématique derrière lequel se cachent les hypothèses fausses de la Théorie Générale, comme l’explique Bernard Guerrien. Dans Les économistes entre science et politique, Frédéric Lebaron montre que l’économie orthodoxe relève plus d’une foi religieuse déraisonnable que de science.
[2] Appuyé par beaucoup d’enseignants et prennant à son compte ce mot d’H.Simon, Prix Nobel d’économie : « Si la théorie est fausse, pourquoi ne pas s’en débarrasser ? » , ce mouvement a obtenu de J.Lang qu’une commission, confiée à J-P Fitoussi, se penche enfin sur l’enseignement de l’économie …
[3] Voir GR-ED N° 1001, juillet 2000.
[4] Les trous noirs de la science économique, essai sur l’impossibilité de penser le temps et l’argent éd. Albin Michel, octobre 2000.
[5] c’est-à-dire exactement dans la logique des banques centrales actuelles qui, depuis 1980/90, sont totalement indépendantes de toute indication venant des responsables politiques.