Le couple impossible ?


par  M.-L. DUBOIN
Publication : février 2001
Mise en ligne : 30 décembre 2008

Nous avons publié dans notre dernier numéro le témoignage d’un chercheur en biologie, Janine Guespin, qui montrait que la recherche fondamentale est passée sous la coupe de ceux qui n’y voient qu’une source de profit pour leur entreprise, au mépris de l’intérêt public. Jacques Minerowicz complète ce témoignage en donnant son interprétation de la façon dont la logique néolibérale a conduit à cette situation.

Il s’agit, dans cette réflexion sur la maîtrise des savoirs, du couple entre sciences et démocratie. Dès le début du livre [1] l’auteur se propose de décrire l’évolution du « rôle du scientifique depuis 55 ans » (c’est le titre du premier chapitre), mais, en fait, il fait référence aux réflexions « de nombreux dirigeants, responsables et intellectuels » qui cherchaient à prévenir une nouvelle implosion de la civilisation, dans les années 30-40, puis à celles “d’experts” de 44 pays réunis à Bretton Woods en 1944 par les états-Unis et le Royaume Uni. L’auteur confondrait-il ces “experts en économie” avec des scientifiques ? Il ne l’affirme pas, mais c’est, dit-il, parce qu’ils s’appuient sur les « possibilités sans fin du progrès technique que les économistes contemporains croient aux possibilités elles aussi sans fin du progrès économique, à l’accroissement infini des richesses ».

Et voici son explication : l’élément central de Accords de Bretton Woods serait la croyance qu’il est toujours possible de générer du progrès technique pour nourrir la société et donc garantir l’équilibre économique. D’où la décision d’investir massivement dans la recherche scientifique, car il en résultera de telles innovations industrielles que la productivité sera en constante augmentation et donc que la production relancera les emplois et la consommation. L’auteur ne s’arrête pas pour expliquer où ce raisonnement pêche, il suit l’histoire : il ne restait alors, dit-il, qu’à organiser la recherche pour que les chercheurs contribuent à l’industrialisation massive et systématique du monde. C’est ce qu’entreprit le Président Roosevelt en chargeant un ingénieur du MIT, Vannevar Busch, de concevoir la façon de transposer pour le temps de paix l’organisation de la recherche qui avait été mise au point pour la guerre. Le rapport qui en résulta en 1945 avait pour titre “Science, la frontière sans limite” et affirmait que « la guerre contre la maladie, la création de nouveaux produits et d’industries vigoureuses ont une source commune, la recherche fondamentale » . C’est ce rapport, selon notre auteur, qui a « fondé la politique scientifique du monde occidental » en mettant la liberté de la recherche au service de « la nouvelle forme de capitalisme ». « Cette stratégie se résume en trois temps : 1) les progrès scientifiques seront un jour utiles à l’économie et à la société, même si a priori on ne sait pas quand ; 2) les pouvoir publics doivent donc soutenir la recherche fondamentale et 3) les entreprises doivent ensuite utiliser au mieux les progrès scientifiques donnant lieu à applications. » Jacques Mirenowicz résume ce modèle dit “linéaire” par l’enchaînement suivant : recherche fondamentale —> applications industrielles —> emplois —> équilibre social —> bien commun. Il en déduit qu’il n’y a pas de séparation institutionnelle entre recherche fondamentale et recherche appliquée dans l’industrie, que la première n’est pas indépendante du pouvoir, ni de la politique, ni des forces économiques : « les connaissances mises au jour sont sources de pouvoir économique et de pouvoir militaire », la recherche est au service de l’état, lequel « est assujetti à la toute-puissance de l’économie » .

Jacques Mirenowicz souligne que les intérêts respectifs du Président des états-Unis (Truman ayant succédé à Roosevelt) et de l’ingénieur V.Busch pour la science étaient radicalement différents. Pour l’homme politique, la science est un moyen au service d’objectifs précis pour assurer la prospérité, le confort, la santé et la sécurité de la nation, alors que pour l’ingénieur, la science, en plus d’apporter des bienfaits matériels, a une valeur intrinsèque dans le domaine culturel puisqu’elle contribue au stock mondial de connaissances. Les scientifiques produisent de la vérité, dont les ingénieurs, les militaires et les politiques tirent de l’utilité en exploitant cette valeur intrinsèque des connaissances pour en tirer profit.

Ce modèle ‘linéaire” a eu un effet très positif en ce sens qu’il a aboutit à affirmer en principe universel que « la liberté de la recherche fondamentale doit être préservée », ce qui apparaît comme un grand progrès sur l’obscurantisme qui condamna Galilée pour avoir oser prétendre que la Terre tourne sur elle-même, sur la “Physique Allemande” nazie qui rejeta la théorie d’Einstein parce que son auteur était juif, et sur la science totalitaire de l’académicien stalinien Lyssenko rejetant la théorie chromosomique de l’hérédité. Ce « droit et cette liberté de rechercher la science pour elle-même » …symbolisent « le combat universel de la Raison contre l’obscurantisme aussi bien religieux que politique, la lutte contre l’aptitude des régimes totalitaires à pervertir la science et leur propension à persécuter les scientifique en quête de vérité ».

Malheureusement, cette ouverture pour assurer à la civilisation un espace où la vérité scientifique « ne saurait, sous aucun prétexte, se laisser corrompre ou polluer par quelque idéologie que ce soit » a été accompagnée, par les “experts” de Bretton Woods “qui fondaient l’avenir du monde”, d’une confusion et d’une croyance erronée. La confusion, c’est d’avoir assimilé le progrès scientifique au progrès social, alors que l’un n’implique pas l’autre, la politique doit intervenir. La croyance, c’est celle en une croissance économique infinie censée assurer la distribution des richesses, donc la paix sociale. Les politiques auraient gouverné depuis en s’appuyant « sur ces deux piliers de la “modernité” », dont le premier, la confusion, viendrait des scientifiques et le second, la croyance erronée, des économistes. Et notre auteur constate que si, au cours de ces 55 ans, le développement des richesses n’a pas cessé d’augmenter, il n’empêche que « les indicateurs économiques ont viré au rouge et s’y tiennent ». Et que dirait-il si ces indicateurs tenaient compte des aspects sociaux de la politique menée !

Entre temps, la politique néolibérale a retourné « comme un gant » le modèle de Vannevar Busch, de sorte que la liberté a quitté « le camp des chercheurs en quête de connaissances vraies » pour celui des entrepreneurs… en quête de gros profits financiers. Même si « la science reste, pour de nombreux responsables, ce lieu qui protège de l’irrationnel, de l’obscurantisme, du fondamentalisme religieux et des dérives sectaires, comme il était censé jadis protéger des idéologies totalitaires », les pouvoirs publics favorisent maintenant « les recherches les plus réductionnistes qui ouvrent le champ des applications pratiques » rentables qui sont qualifiées du terme séducteur “d’innovantes”. Le témoignage de Janine Guespin [2] a montré certaines des méthodes utilisées pour conditionner les chercheurs.

Le résultat, conclut J.Mirenowicz, est une insatisfaction générale.

Estimant que l’heure est venue où la logique productiviste doit faire place à une logique de prudence quantitative, et que « c’est à la société dans son ensemble que revient la responsabilité de décider quelles recherches entreprendre. » l’auteur passe en revue la panoplie des obstacles mis à une démocratie des choix scientifiques et technologiques afin que soit conservé le modèle actuel de développement.

Malheureusement, cette revue est décevante. Superficielle et souvent même contestable, elle accouche d’une souris : il faudrait imposer aux scientifiques un serment équivalent à celui d’Hippocrate pour les médecins ! …Ni le procès de l’idéologie capitaliste néolibérale, ni celui de la société de compétition et ses mécanismes, financiers en particulier, ne sont abordés, pas plus qu’un tel engagement n’est proposé pour les responsables politiques, pour les dirigeants d’entreprises, pour les militaires (ceux qui décident en douce d’utiliser l’uranium dans leurs missiles) voire même pour les nouveaux agriculteurs qui ont perdu tout contact avec la terre. Tout en constatant que « les scientifiques n’ont jamais eu le pouvoir décisionnel et ne l’auront jamais », ce qui est normal, comment l’auteur peut-il croire régler quoi que ce soit en demandant au chercheur seul de s’engager à « utiliser ses connaissances pour le bien de l’humanité et contre les forces destructrices du monde et les intentions sans scrupules des hommes » ?


[1Sciences et démocratie le couple impossible ?, sous-titre : le rôle de la recherche dans les sociétés capitalistes depuis la Seconde Guerre mondiale, de Jacques Mirenowicz, aux éditions C L. Mayer, 2ème trimestre 2000 84 pages, 35 Francs. Merci à Ph Robichon de nous l’avoir adressé.

[2lire son témoignage dans la GR-ED N°1006, sous le titre : Biologie, les nouveaux défis bloqués par la financiarisation de la recherche.

Nota : Janine Guespin, Professeur émérite de microbiologie à l’Université de Rouen, nous prie d’ajouter une précision à son témoignage : elle appartient à Espace Marx, association que nous n’avions pas citée dans notre présentation alors qu’elle était la cheville ouvrière de la Rencontre internationale “Pour une construction citoyenne du monde”.