Les prétendus succès de la rigueur


par  P. HERDNER
Publication : novembre 1990
Mise en ligne : 19 décembre 2008

La politique de rigueur, dont on ne cesse de célébrer les vertus, a les défauts de la plupart des mesures inspirées par les doctrines de la droite  : iniquité des principes, incertitude et précarité des résultats.

L’iniquité propre à la rigueur est déjà inscrite dans la définition, ambiguë et paradoxale, qui en est donnée. Ce mot évoque

une discipline sévère qui s’oppose à tout laxisme. Or, d’une part, l’accent est mis sur deux règles, toutes deux contraires aux intérêts de la majorité des individus  : éviter le "dérapage" des salaires et restreindre les dépenses budgétaires (ce qui entraine une amputation des acquis sociaux). Et d’autre part, à l’égard des entreprises, on fait preuve d’un singulier laxisme quand on a soin de leur épargner "les contrôles et les réglementations", sans que le dérapage des profits (souvent spectaculaire !) suscite beaucoup d’inquiétude. Cette rigueur à sens unique a pour effet, c’est bien évident, d’aggraver les inégalités.

Nous sommes en droit, quand on nous dit que l’activité économique "redémarre", de demander au profit de qui. Mais à supposer que l’on considère ces effets de la rigueur comme réellement bénéfiques, force nous est de constater que la politique en question ne les entraine pas automatiquement, et que la situation n’en demeure pas moins "préoccupante" dans de nombreux pays où l’on tente de l’appliquer. La machine économique est lourde et complexe, et bien des facteurs y interviennent contradictoirement et d’une manière souvent imprévisible. Nous admettons que la rigueur a quelques chances d’entraîner une amélioration dans le domaine du commerce extérieur, pour cette raison évidente que la modération des salaires favorise les exportations (1) ; mais ces résultats, bien souvent, compenseront difficilement les malaises qui subsistent sur d’autres terrains. On pourra méditer à cet égard la situation actuelle de la Pologne : d’un côté l’excédent de la balance commerciale est remarquable et augmente rapidement, de l’autre le pays est aux prises avec de graves difficultés (2).

Mais nous porterons plutôt notre attention sur les pays où des résultats que l’on juge extraordinaires ont été obtenus grâce à la rigueur. Succès indéniables sans doute dans un premier temps (et aux yeux des conservateurs, peu sensibles à certains aspects humains du problème), mais précaires, comme le prouve un exemple particulièrement frappant : celui de la Grande-Bretagne.

II n’y a pas si longtemps qu’une revue française publiait un éloge dithyrambique de la Dame de Fer ("la première femme du monde" devant C. Aquino et Mère Thérésa) et de l’oeuvre accomplie par elle ("un stupéfiant bulletin de santé"). Or aujourd’hui, la popularité de Mme Thatcher est au plus bas, et elle est critiquée au sein même de son parti. Parmi les grands pays industrialisés, la GrandeBretagne a le record des inégalités (3), et le déclin est manifeste. Une fois de plus, il s’avère que la Roche Tarpéienne est souvent proche du Capitole. La "cruauté sociale" que M. Rocard imputait à Mme Thatcher au temps de sa gloire n’engendre pas que des triomphes...

Ce renversement de la situation était-il prévisible ? Certains événements, qui menacent gravement l’économie capitaliste dans son ensemble, surgissent à ("improviste. C’est ainsi que les débouchés, dont l’importance est primordiale dans notre régime, peuvent se trouver restreints d’une façon inattendue, par suite de causes exceptionnelles : l’embargo actuel fait apparaitre les céréales comme surabondantes, et l’économie du Canada, dont l’Irak était un gros client, en subit tout particulièrement le contrecoup (4) ; les pays qui "gagnent" sont tributaires de clients qui pourraient un jour décider de se tourner vers d’autres fournisseurs (source éventuelle d’inquiétude pour le Japon et la Corée du Sud). Mais d’autres évolutions sont plus normales et jusqu’à un certain point prévisibles : l’insuffisance du pouvoir d’achat, effet habituel de la rigueur, déséquilibre l’économie, et la révolte des déshérités pourra toujours, à terme, ébranler les situations acquises, de sorte que l’iniquité est une des sources de la précarité...

Les esprits clairvoyants savent déceler, sous les apparences trompeuses du succès, les causes de l’échec à venir. Sans doute les travaillistes anglais ont-ils eu cette clairvoyance, eux qui n’ont jamais ménagé leurs reproches au gouvernement conservateur (5).

Incertitude, précarité et iniquité des résultats, telles sont les tares que nous dénonçons dans la doctrine de la rigueur : un ordre apparent plaqué sur le désordre capitaliste. Seul un système dont les mots clés ne seraient plus croissance et compétitivité, mais justice et équilibre, pourra créer un espace d’ordre réel et de paix sociale, et engendrer une amélioration durable de la condition humaine.

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(1) Nous faisons cette concession sans enthousiasme. Envisageant la question dans une perspective mondialiste, on ne saurait oublier que le succès d’un pays a pour pendant la défaite d’un ou de plusieurs autres.

(2) "Le prix à payer pour la libéralisation de l’économie est lourd : la production industrielle a chuté de 30 % et le pouvoir d’achat des Polonais de près de 40 % depuis le début de l’année ; le chômage touchait plus de 500.000 personnes fin juin et pourrait doubler d’ici à la fin de 1990, atteignant un taux de 8 °/ de la population active". (Le Monde, 1 er septembre 1990).

(3) Voir Lu-Vu-Entendu, N°  893.

(4) Le Monde ,16 septembre 1990.

(5) Et André Prime, dans notre n° 875 terminait son étude sur la situation économique de la Grande-Bretagne, où certains éléments paraissaient satisfaisants, par ces mots prophétiques