Teilhart de Chardin et le temps libre


par  A. DUMAS
Publication : juillet 1981
Mise en ligne : 14 novembre 2008

Le grand savant et philosophe évolutionniste dont on célèbre cette année le centenaire de la naissance (1er mai 1881), a soutenu dans toute son oeuvre qu’il y a un sens de l’évolution, qui est « complexification », qu’avec l’homme, l’évolution devient consciente et de plus en plus « auto- dirigée », « l’artificiel prolongeant et relayant le naturel, le social prenant valeur d’ultra-organique » ; il voyait dans l’Histoire le prolongement du développement biologique, et dans l’Invention Sociale l’épanouissement de l’invention biologique », laquelle est corrélative de l’évolution psychique.
L’une et l’autre ont fourni à l’être vivant, à travers les processus évolutifs, des moyens de plus en plus perfectionnés pour se libérer des mécanismes et des automatismes, pour échapper aux contraintes du milieu (variations de température ou limitations de l’espace), pour obtenir une plus grande efficacité avec une dépense d’énergie décroissante. En bref, l’évolution est une conquête progressive du plus-être et de la liberté, au dépens du déterminisme et de la fatalité. Et toute aventure humaine, malgré ses fréquents reculs, est une marche générale dans la même direction : l’histoire du travail et celle de la technique en sont une éloquente illustration.
Au cours des diverses manifestations par lesquelles sera célébrée son oeuvre, on parlera sans doute beaucoup de ses conceptions théologiques, de ses travaux paléontologiques et de sa thèse de l’évolution convergente, mais il n’est pas certain que l’on évoquera l’idée du « temps libre » qu’il avait parfaitement exprimée, comme en témoignent les passages suivants de son oeuvre :
« ...L’énergie libre ici considérée n’est rien autre chose que la quantité d’activité humaine (à la fois physique et psychique) rendue disponible par les deux progrès conjugués de l’entraide sociale et de la mécanique. Comme j’ai eu l’occasion de le dire et de redire, rien n’est plus injuste, ni plus vain que de protester et de lutter contre le chômage grandissant auquel nous conduit inexorablement la machine. Sans les multiples automatismes qui se chargent de faire travailler « tout seuls » les divers organes de notre corps, aucun de nous, évidemment. n’aurait les "loisirs" de créer, d’aimer, de penser - les soins de notre "métabolisme" nous absorbant tout entiers. Semblablement (et toute part faite aux troubles liés à l’utilisation d’une main-d’oeuvre trop brusquement relachée), comment ne pas voir que l’industrialisation toujours plus complète de la terre n’est rien autre chose que la forme humano-collective d’un processus universel de vitalisation qui, dans ce cas comme dans tous les autres, ne tend, si nous savons nous y orienter convenablement, qu’à intérioriser et à libérer ? » (« La place de l’homme dans la nature », éditions du Seuil, écrit en 1949.)

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« ... Je pense au phénomène du chômage qui inquiète tellement les économistes mais qui, pour un biologiste, est la chose la plus naturelle du monde : il annonce le dégagement de l’énergie spirituelle ; deux bras libérés, c’est un cerveau libéré pour la pensée... » («  L’activation de l’énergie », éditions du Seuil, écrit en 1947.)

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Lorsque la théorie de l’évolution englobe ainsi les problèmes sociaux, les problèmes politiques, les problèmes de civilisation, le « temps libre », qui vient d’entrer dans le vocabulaire politique avec la création d’un ministère qui porte ce nom, prend une haute signification. Il ne s’agit plus de l’exploitation touristique des « loisirs ». C’est le début d’une prise de conscience que les buts et les moyens de l’évolution humaine ne résident pas dans la « création d’emplois  », chère à nos gouvernants anciens ou nouveaux, mais dans la conquête d’un « temps libre » de plus en plus important, condition essentielle d’évolution ultérieure, de vie intellectuelle, de création artistique et d’épanouissement spirituel et moral.