Le mur du silence se fissure

Editorial
par  M.-L. DUBOIN
Publication : juillet 1981
Mise en ligne : 14 novembre 2008

Enfin, nous avons accès à la télévision... Notre demande auprès de la Tribune Libre de FR3, formulée en novembre 1980, et présentée en février dernier, vient d’être acceptée. Nous allons enregistrer dans quelques jours et l’émission est programmée pour passer de 18 h 55 à 19 h 10 un soir entre les 7 et 22 septembre prochains. La date exacte n’est pas encore décidée.
J’ai dû rédiger un texte qui résume l’essentiel de nos thèses, nos analyses et nos motivations, et qui soit suffisamment condensé pour être dit en 15 petites minutes ! Ce n’est pas facile.
Voici des extraits de ce texte, qui se présente sous la forme d’un dialogue. Il pourra servir à tous ceux de nos lecteurs qui nous aident à répandre nos propositions autour d’eux, saisissant pour cela toutes les occasions qu’ils trouvent lors de réunions familiales, professionnelles... ou estivales.

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QUI SOMMES-NOUS ?

- Nous sommes des gens scandalisés. Des gens qui ne peuvent pas supporter l’idée que les deux tiers de l’humanité soient dans la misère la plus noire, alors qu’on saccage les immenses richesses de la Terre, que notre planète est littéralement pillée par l’ignorance des uns et la cupidité des autres. Nous sommes outrés de savoir que des millions d’enfants meurent de faim tandis que le monde dépense chaque minute un million de dollars pour fabriquer des armes diaboliques, capables de faire tout sauter, et nous avec.
- Cette misère sévit surtout dans les pays en voie de développement.
- En voie de délabrement plutôt. Mais cette misère à côté de tant de possibilités existe aussi dans les pays industrialisés. Rien qu’en France, on estimait l’an dernier à deux millions le nombre de gens dans la misère... Et pourtant, la France est si riche, certaines récoltes y sont souvent si abondantes, que les producteurs en détruisent pour maintenir les prix !
- Mais si les prix s’effondrent, c’est la faillite des producteurs...
- Eh oui. J’ai même souvent entendu soutenir que c’était très bien de vendre des armes parce que ça permet de faire travailler les Français ! Ça fait tourner l’économie, ça permet d’équilibrer notre budget, etc. on dit ça aussi des choses qu’on fabrique de telle façon qu’elles durent peu : il faut vite les renouveler, alors ça fait marcher le commerce...
- C’est pourtant vrai. Vous le contestez ?
- Nous disons que lorsque les règles économiques aboutissent à de pareilles aberrations, eh bien, ces lois, il faut les changer. Jacques Duboin a été le premier économiste au monde, à notre connaissance, à avoir eu le courage de tirer cette conclusion, qui pourtant nous paraît du plus élémentaire bon sens. Il a su ne pas oublier que les lois financières qui régissent les monnaies, ces monnaies qui règlent les relations économiques, n’ont pas toujours existé. Elles sont nées de l’usage quand elles étaient nécessaires. Elles ont permis notre développement. Et on s’y est tellement habitué que la plupart des gens s’imaginent qu’elles sont immuables ! Or elles sont devenues nuisibles. Elles creusent chaque jour le fossé entre riches et pauvres, elles nous mènent à la catastrophe. C’est la preuve qu’elles ont fait leur temps et qu’il est urgent d’en changer. Quoi, tous les jours on vous annonce de nouveaux changements, on vous parle de nouvelle philosophie, de nouvelles moeurs, même de nouvelle cuisine ! Pourquoi pas envisager de nouvelles lois économiques mieux adaptées à notre époque ? Les économistes seraient les seuls à manquer d’imagination ?
Il y a pratiquement cinquante ans que J. Duboin a prévu la crise que nous traversons. Il l’a annoncée. Il avait même écrit qu’une seconde guerre mondiale risquait d’éclater pour retarder l’échéance. Et c’est ce qui s’est produit. Maintenant la crise est à nouveau bel et bien là. Ne croyez pas qu’il a vu tout cela dans une boule de cristal. Il s’est contenté d’observer les faits et de chercher à les comprendre, avec bon sens. Et c’est comme ça qu’il en a déduit les mesures à prendre et qui constituent nos propositions d’une économie distributive.

QU’EST-CE QUEL’ECONOMIE DISTRIBUTIVE ?

- Nous partons de l’idée que

tout ce qui est techniquement possible doit l’être, si nécessaire, financièrement.

Autrement dit, nous entendons faire passer

la nécessité avant la rentabilité.

C’est pourquoi l’économie distributive, nous l’appelons aussi l’économie des besoins.
- En quoi consiste-t-elle, pratiquement ?
- Je crois que pour vous l’expliquer, le plus simple est de montrer comment elle se déduit de l’observation des faits. Il faut comprendre quelle est cette crise, d’où elle vient, où elle nous mène.
- Dites-nous d’abord « ce qu’on appelle la crise ».
- Dans les pays industrialisés, les deux mamelles de la crise sont le chômage et l’inflation.

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LE CHOMAGE

- Le chômage est la conséquence logique, inévitable, donc prévisible, des efforts accomplis par l’homme depuis qu’il est sur terre pour alléger son travail face à la nécessité de se nourrir, de se vêtir, de s’abriter, de s’informer, etc. Après des milliers et des milliers d’années de lentes améliorations, l’homme a réussi, depuis moins d’un siècle, à mettre au point des machines qui aujourd’hui font le travail à sa place. Le chômage est le résultat de la loi du moindre effort.
Ça s’est fait très vite en regard de toute l’histoire de l’humanité. Songez qu’au point de vue des moyens techniques, Louis XIV était logé à la même enseigne que les Pharaons : ils disposaient des mêmes moyens pour construire une maison, labourer un champ, se déplacer. Tout a changé hier, avec l’invention de la machine à vapeur. Les premiers chemins de fer, et puis surtout grâce à la découverte de l’électricité, du moteur à explosion, de l’aviation, puis des avions à réaction, de la radio, de la télévision, des satellites. Songez que le transistor est aujourd’hui dépassé, les circuits intégrés, les microprocesseurs bouleversent tout et tout va encore changer plus vite dans les années qui viennent. C’est une révolution tellement rapide qu’on ne réalise pas. On ne voit pas que nous assistons à un changement de civilisation. Je devrais dire : c’est une mutation : La Grande Relève des hommes par la science. Il faut y adapter nos lois économiques et financières. Tout change autour de nous SAUF les lois économiques. Les économistes manquent vraiment d’imagination !
- Mais la relance de l’économie que proposent les économistes de gauche est destinée à réaliser le plein emploi  ?
- Le plein emploi est désormais une utopie, à ranger avec les vieilles lunes. On peut parfaitement accroître la production sans résoudre le problèmes du chômage : les usines tournent à moins de 80 % de leurs possibilités. Voyez l’agriculture : en France, au début du siècle, la moitié de la population travaillait dans le secteur agricole. Aujourd’hui, il n’y en a plus que 10 %. Et la production n’a pas baissé ; elle n’a cessé de croître. Maintenant, c’est au tour des usines de licencier. Et la production ne ralentit pas dans les mêmes proportions. Et le secteur des services ne créera plus assez d’emplois : les banques s’informatisent, la bureautique va remplacer partout secrétaires, dactylos, comptables... C’est irréversible. Depuis des dizaines d’années, la production croît en même temps que le chômage.
- Alors, il faut taxer les entreprises qui se modernisent et revenir au travail manuel ?
- Ah ! il y a évidemment une possibilité : on réaliserait le plein emploi en mobilisant tout le monde pour balayer les rues avec une brosse à dents. Non, ce n’est pas sérieux, on ne remonte pas le temps ! Et il serait absurde de se priver des loisirs que la machine nous offre ! Il faut au contraire utiliser au maximum les moyens techniques, pour en profiter.

L’ère des loisirs fait son entrée dans le monde par la porte basse du chômage.

Il faut adapter nos règles économiques et financières de façon à ce que les robots que nous avons su inventer ne nous conduisent plus comme c’est le cas aujourd’hui, à la misère dans l’abondance, mais soient au contraire véritablement pour les êtres humains leur libération : un facteur d’épanouissement.
- La semaine de 35 heures que propose la Gauche ne va-t-elle pas résoudre le chômage né de l’augmentation de la productivité  ?
- La diminution du temps de travail s’impose, de façon évidente. Mais elle pose le problème financier : les machines n’achètent pas ce qu’elles produisent. Et les hommes et les femmes qui n’ont plus de travail n’ont plus les moyens d’acheter ce que les machines fabriquent.

Celui qui ne travaille plus ruine qui voudrait vendre.

Et les producteurs, ne pouvant plus vendre, détruisent leur production, ou la ralentissent pour maintenir les prix. Car ce qui est abondant n’est pas cher. Il y a quelques mois, par exemple, nous avons dénoncé des destructions de pommes de terre en Bretagne.
Songez qu’à l’heure actuelle, on ne produit que pour vendre. Aux yeux d’un économiste, ou d’un entrepreneur, un être humain qui n’a pas d’argent ne compte pas. Il n’existe pas...
Nous n’existons, pour l’économie, que proportionnellement à notre porte-monnaie. C’est aberrant !
- Alors que proposez-vous pour résoudre le chômage ?
- Eh bien, vous voyez qu’il faut dissocier travail et revenus. Nous disons que tout le monde, homme ou femme, quel que soit son âge, quelle que soit son activité, doit toucher régulièrement un revenu, un pouvoir d’achat qui soit sa part de la production générale. C’est ce que nous appelons le revenu social :

Un revenu social est versé régulièrement à tout individu, de la naissance à la mort.

L’INFLATION

- Et le problème de l’inflation, comment l’analysez-vous  ?
- L’inflation... c’est un mot qui a fait couler d’autant plus d’encre et de salive que les économistes ne sont pas toujours d’accord sur sa définition... Ce qui ne va pas, .c’est que notre monnaie, notre soidisant « étalon de valeur » n’a plus de sens. C’est du vent. Jusqu’au 2 août 1914, un franc était échangeable contre un grain d’or, microscopique. Maintenant, même ce grain de poussière d’or, c’est fini. La monnaie n’est plus basée sur rien de réel. Elle l’est sur la confiance. Vous parlez d’un étalon ! Enfin, vous avez bien vu ce qui s’est passé à la Bourse au lendemain de l’élection de F. Mitterrand : les valeurs françaises ont chuté d’un seul coup de 30 %. Vous n’allez pas me dire que du jour au lendemain, la France avait perdu ses terres cultivables, ou ses usines, ni rien de ce qui fait sa vraie richesse, car la vraie valeur des choses, c’est leur utilité. Notre monnaie ne représente plus rien.
- Alors avec quel argent les versez-vous ces revenus ?
- Avec une monnaie gagée sur l’ensemble de la production, biens et services. Une monnaie de consommation, qui s’annule quand elle a servi, comme un ticket de métro. En distribuant ainsi un pouvoir d’achat total égal à ce qu’il y a à acheter, il n’y a plus de risque d’inflation.
- Mais cette monnaie, comment la fabriquer ?
- Exactement comme font aujourd’hui les banques : elles créent bien plus de monnaie que la Banque de France ne fabrique de billets. On ouvrira un compte à chacun, régulièrement crédité. Et on continuera à payer avec des chèques ou avec des cartes de crédit. Ou même avec des billets qu’on oblitère à l’usage et qui ne reservent pas comme les timbres. C’est devenu très facile.
- Mais si tout le monde est payé, même sans rien faire, personne ne voudra plus travailler ?
- Il s’agit d’un contrat : chaque membre de la société distributive devra assurer sa part de travail, selon ses capacités, selon les besoins et selon l’état des moyens techniques. Ainsi tout progrès de la productivité réduira la durée du travail indispensable que nous appelons le Service Social. Et je ne vois pas pourquoi on travaillerait mieux pour enrichir un patron que pour être utile à la société.
- Et le reste du temps ?
- Vous ferez ce qui vous plaira, sans souci de profit. Vous échapperez au souci que votre activité soit rentable, qu’elle vous rapporte de l’argent. Le revenu social débarrasse chacun de cette recherche du profit qui nous mine.
- Et qui décidera de la production à réaliser  ?
- Les consommateurs eux-mêmes : on produira en fonction de ce qui aura été consommé et de ce qui aura été demandé. Le choix des consommateurs sera transmis par les détaillants.
- Parce que les commerçants continueront à exister, comme aujourd’hui ?
- Bien sûr, sauf qu’ils ne risqueront plus la faillite. Ils auront pour rôle d’informer les consommateurs et de tester leurs besoins. Mais leurs conseils ne seront plus influencés par une publicité intéressée qui gonfle les prix de revient et qui pousse à la consommation. Et cela réduira le gâchis actuel. Et les armements, vous croyez qu’on continuerait cette course suicidaire si elle ne rapportait plus d’argent à personne ? Dans le socialisme distributif, le travail n’est pas un but, c’est un moyen. Le but, c’est l’épanouissement humain.

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INTERVENTION DE JEAN MAILLOT *

Le bref exposé que vous venez d’entendre résume essentiellement
l’examen objectif de faits dont chacun peut constater la réalité. De cette analyse découlent tout naturellement des conclusions qui ne sont pas du domaine du rêve, de l’utopie, comme certains veulent le faire croire, mais simplement de la logique même. De nombreuses questions vous viennent certainement à l’esprit, des objections également. Nous aurons, je l’espère, la possibilité de vous apporter nos réponses.*

Pour conclure, je veux simplement vous dire combien je me sens humilié dans ma dignité d’homme d’être condamné chaque jour, chaque heure, à supporter le désolant spectacle qu’offre ce monde complètement déboussolé.
Alors que nous possédons, quelle que soit notre couleur de peau, le bien le plus précieux, notre terre, nous le saccageons à une vitesse croissante. L’homme blanc à la recherche de son profit se conduit avec une rare sauvagerie envers la nature et envers le tiersmonde qu’il affame et exploite sans souci. Ne croyez pas que l’on puisse impunément continuer ainsi. A ce rythme les ressources naturelles s’épuisent et nous nous apprêtons à nous battre comme des chiens enragés pour accaparer ce qu’il en restera et à en priver les plus faibles. Mais leur patience aussi aura ses limites.
Arrêtons ce gaspillage insensé, cessons de perdre notre vie à mille travaux inutiles et autres activités nuisibles. Seule la volonté de produire pour les besoins réels et non pour un « marché » aux mille facettes illusoires peut nous apporter à tous une vie aisée dans la sécurité et la paix.
Bien que plus de deux mille mesures aient été prises ces quarante dernières années tant sur le plan économique que social pour tenter d’étayer nos sociétés industrielles fissurées de toute part, elles n’en sont pas moins au bord de l’écroulement.
C’est la nature même du régime qu’il faut changer, c’est passer de l’échange à la distribution.
Héritiers des générations passées, nos connaissances accumulées et à venir non seulement nous le permettent, mais nous y obligent. Et comme c’est principalement aux chercheurs de toutes disciplines que nous en sommes redevables, je veux que vous reteniez ce qu’a dit l’un des plus grands d’entre eux, Albert Einstein :
« Une nouvelle façon de penser est essentielle si l’humanité veut survivre et se mouvoir vers des plans plus élevés.  »

Oui, nous pouvons penser autrement, il suffit de ne plus marcher vers l’avenir à reculons, les yeux fixés sur le passé..

Oui, nous pouvons survivre, il suffit de ne plus écouter les financiers et businessman de tous acabits, qui n’ont dans la cervelle qu’une machine à calculer et à la place du coeur un porte-monnaie.

Oui, nous pouvons nous mouvoir vers des plans plus élevés, car chacun de nous porte en lui, cachée peut-être mais présente, cette petite étincelle qui fait de l’homme l’unique animal de la création qui a levé les yeux vers le ciel pour se l’expliquer, qui a inventé le calcul intégral et qui rêve de justice.

Je vous en conjure, réfléchissez à ce que vous venez d’entendre, aidez-nous à préparer les esprits à concevoir cette société dans laquelle les besoins matériels étant assurés pour tous, les besoins culturels deviendront essentiels.
Je souhaite ardemment que ce soit de notre pays que parte l’appel à toutes les nations pour que l’entrée de l’humanité dans l’ère nouvelle se fasse à la suite d’une sage réflexion et d’efforts communs et non après un chaos meurtrier.

* lignes paru dans le numéro 792 : EMISSION - OMISSION
Dans notre dernier numéro, nous avons publié le texte préparé pour l’émission télévisée de Tribune Libre. Il commençait par un exposé de nos thèses, présenté sous forme de dialogue, et se terminait par une intervention de Jean Maillot. Mais, au moment de la mise en page, un paragraphe entier a sauté, si bien que nos lecteurs ont peut-être eu du mal à comprendre le lien entre les deux parties. Voici ce qui manquait :
INTERVENTION DE JEAN MAILLOT
« Le bref exposé que vous venez d’entendre résume essentiellement
l’examen objectif de faits dont chacun peut constater la réalité. De cette analyse découlent tout naturellement des conclusions qui ne sont pas du domaine du rêve, de l’utopie, comme certains veulent le faire croire, mais simplement de la logique même. De nombreuses questions vous viennent certainement à l’esprit, des objections également. Nous aurons, je l’espère, la possibilité de vous apporter nos réponses. »
Et Jean Maillot concluait par le texte que nous avons reproduit.
En fait, le peu de temps qui nous était imparti, nous a contraint à abréger très sérieusement ces textes.