Que d’eau


par  P. SIMON
Publication : janvier 1981
Mise en ligne : 14 octobre 2008

QUELLE situation cruelle que celle du naufragé sur son radeau entouré de l’immensité liquide mais sans une seule goutte à boire. Toutes proportions gardées certains pays des Caraïbes et de la Corne de l’Afrique subissent le même supplice. Situés au bord de l’océan ils sont régulièrement victimes de la sécheresse.
Pour y remédier, quelques-uns, plus riches, font venir de l’eau douce dans les besoins extrêmes au prix de 56 francs le mètre cube. C’est encore moins cher que la bouteille d’Evian vendue dans les gares, mais tout de même. C’est en songeant à ces pays, et à d’autres, que des chercheurs de l’Université de Delaware ont mis au point une machine ingénieuse qui transforme l’eau de mer en eau pure et douce.
Le Delbuoy est un ensemble formé d’une bouée et d’une pompe qui utilise la force des vagues pour faire passer sous pression l’eau de mer à travers un filtre spécial constitué d’une membrane qui sépare le sel de l’eau. L’opération élimine également toutes les impuretés, y compris les polluants chimiques. L’eau douce obtenue peut être acheminée à terre au moyen de tubes plastiques, par exemple, et consommée sans problème puisqu’elle répond aux normes les plus exigeantes.
La houle de la mer agite la bouée qui, à son tour, met en mouvement la pompe submergée. L’eau passe alors à travers le filtre sous une pression de 56 kilos au centimètre carré. La production ? Entre 5 et 6 mètres cubes par jour. Bien sûr, deux questions viennent à l’esprit. Que se passe-t-il si la mer est calme ? Evidemment pas grand chose. Mais ces machines pourraient être installées dans les régions parcourues par les vents alizés, soit une zone qui va en gros du 30e degré nord de latitude au 30e degré sud. Or les alizés soufflent presque constamment.
Deuxième question : comment augmenter la production pour satisfaire les besoins d’une population côtière ? On peut multiplier ces machines peu coûteuses et économiques le mètre cube produit ne revient qu’à un peu plus de deux francs) et réserver le précieux liquide obtenu à des usages prioritaires comme la boisson ou l’irrigation au goutte à goutte. Pas question de s’en servir pour laver les voitures.
L’entretien de ces machines est, nous dit-on, d’une grande simplicité et les gens du cru ne devraient avoir aucun mal à s’en occuper, même s’ils n’ont pas reçu de formation technique. Ils pourraient même fabriquer la bouée avec des matériaux locaux bon marché comme le bambou. Seule la pompe devra être fournie par des industriels.
Les chercheurs ont même envisagé le cas où la mer viendrait à se déchaîner, mettant l’installation en danger. Ils ont prévu de relier la pompe à la bouée au moyen d’un chaînon faible qui, si les forces auxquelles est soumis l’engin deviennent considérables, se rompra, sacrifiant la bouée mais protégeant la pompe qui tombera au fond de l’eau où on pourra ensuite la récupérer. Tout le monde avait compris qu’il ne s’était jamais agi d’installer ces machines, ne serait-ce que parce qu’elles doivent être constamment reliées à la terre, à des distances considérables des côtes.
Emportés par leur élan, les chercheurs ont même pensé que leurs pompes pourraient, si on le voulait, fournir, non pas de l’eau douce, mais de l’eau de mer sous pression susceptible d’alimenter un compresseur et, pourquoi pas, produire du froid et permettre de conserver des aliments. Ils ont calculé qu’avec une seule machine on arriverait à conserver environ trois tonnes de poisson.
Souhaitons que ces travaux sortent rapidement du laboratoire pour entrer au stade de l’expérimentation en milieu réel avant la production commerciale.
En offrant à des populations isolées dans des îles, par exemple, ce dont elles ont le plus besoin, avant même l’énergie, c’està-dire l’eau douce, les chercheurs de l’Université du Delaware ont bien mérité. Mais qui va payer la facture  ? Ces bouées représentent-elles un marché suffisant pour que des producteurs s’y intéressent ? Il est indiscutablement des cas où une volonté doit se substituer au profit. Ces cas sont légion.