La clef
par
Publication : janvier 1981
Mise en ligne : 14 octobre 2008
DEPUIS longtemps, les lecteurs de notre journal sont familiarisés
avec les néfastes répercussions de notre système
économique sur notre vie quotidienne.
Mais nous avons peut-être eu le tort de trop insister sur les
conséquences des pollutions sous toutes leurs formes : alimentation
frelatée et nuisances de toutes natures, qui pourraient facilement
être évitées dans une économie des Besoins
où l’élimination du souci du profit à tout prix
permettrait de prendre toutes les mesures utiles (et aussi possibles
que connues) pour concilier les nécessités de la production
avec les intérêts vitaux des individus.
Malheureusement les méfaits de la société mercantile vont encore beaucoup plus loin. Il est en effet loisible à des interlocuteurs partiaux de prétendre que les atteintes à notre environnement sont l’inévitable contre-partie de la production de masse, dont nous bénéficions par ailleurs, et qu’après tout, mieux vaut par exemple une alimentation industrielle de mauvaise qualité qu’une famine soi-disant inévitable avec des méthodes agricoles traditionnelles.
Des petites escroqueries...
Or la meilleure preuve qu’une telle argumentation est totalement fallacieuse,
c’est que ce même culte du profit incite les producteurs non seulement
à limiter au strict minimum les mesures de sécurité
ou de lutte contre la pollution, mais aussi à saboter délibérément
la qualité des produits offerts, de manière à rendre
inévitable leur renouvellement.
Des exemples ? Il en existe à la pelle et depuis bien des décennies
nous avons dénoncé dans ces colonnes les petits scandales
des ampoules électriques ou des lames de rasoir. Et chacun de
vous, j’en suis convaincu, a eu mille occasions de pester contre les
prises électriques moulées non réparables, contre
la disparition des pièces détachées concernant
la plupart de nos appareils électro-ménagers ou radiophoniques,
dont les modèles se succèdent à une cadence accélérée
à seules fins de rendre inévitables les mises à
la poubelle.
Le numéro 154 de septembre 1980 de « Que choisir »,
la publication mensuelle de l’Union fédérale des consommateurs,
nous révèle (après bien d’autre) deux nouveaux
exemples de ces pratiques aussi éhontées que courantes.
Le premier concerne la durée d’utilisation des crayons à
bille qui a été systématiquement réduite
de moitié : en 1976 en effet, un crayon à bille couvrait
2 750 mètres d’écriture ; en 1980 il s’arrête à
1 490 mètres.
Le second, beaucoup plus grave concerne la composition des encres utilisées
pour les crayons feutres et les marqueurs. Après analyse il est
apparu que ces encres comportent de hautes doses de produits toxiques
comme le méthyglycol, l’éthylino-glycol et le xylène.
Les enfants, qui utilisent ces marqueurs par prédilection, sont
donc exposés à ce que leurs yeux, leurs voies respiratoires,
leur peau et leurs muqueuses souffrent gravement d’un contact prolongé
avec ces substances, classées comme nocives et irritantes par
l’Institut national de la recherche et de la sécurité,
et par le Conseil de l’Europe. Et tout ceci en dépit des mentions
« NON TOXIQUE » apposées ici et là avec un
cynisme déconcertant...
...aux crimes odieux
Ainsi mises le dos au mur, les bonnes âmes dévouées
à la défense des économies de marché vous
rétorqueront peut-être avec un sourire désarmant
que tout ceci ne va finalement pas très loin et qu’il est bien
normal de consentir quelques sacrifices pour la sauvegarde du plein
emploi (sic...).
Hélas, si la société mercantile multiplie ainsi
les petites escroqueries, cela ne l’empêche nullement d’accumuler
également les atteintes directes à la vie des hommes.
Rappelez-vous ce que nous avons déjà écrit au sujet
des marées noires ou des suppressions de gardiennage de passages
à niveau : lorsqu’une étude de rentabilité révèle
que le montant financier des risques de pertes de vies humaines est
moins élevé que celui des mesures à prendre pour
les éviter, ces risques sont délibérément
acceptés... Un nouvel et accablant exemple de ces agissements
absolument criminels vient de nous être fourni par le tragique
tremblement de terre d’El Asnam d’octobre 1980 et ses dizaines de milliers
de victimes. Ce n’est pas « La Grande Relève », mais
« le Figaro », qui dénonce l’absurdité de
la réédification de la cité sur les lieux mêmes
du sinistre de 1954, et surtout le rejet volontaire des techniques pourtant
bien au point de construction des immeubles dans les zones menacées
par des secousses sismiques. Pourquoi ce rejet ? Parce que, nous dit
« le Figaro », l’utilisation de ces techniques était
onéreuse, et tout à fait contraire aux intérêts
des promoteurs qui ont préféré construire encore
plus haut !! Et tout ceci en dépit des avertissements les plus
catégoriques d o n n é s en temps utile par les meilleurs
sismologues de notre époque. Dans ce même « Figaro
», nous lisons aussi que les Etats-Unis ont mis au point des appareils
capables de mesurer la tension des sols et de prévoir ainsi les
tremblements de terre avec une précision très satisfaisante.
Malheureusement, ajoute ingénument ce journal, ces appareils
coûtent si cher que leur utilisation généralisée
n’est même pas envisageable...
Construire
plutôt que détruire
Comment l’opinion publique d’un pays qui se veut évolué
et démocratique peut-elle accepter sans broncher de tels défis
au plus élémentaire bon sens ? Et comment ceux de nos
compatriotes qui en prennent conscience n’auraient-il pas parfois, surtout
s’ils sont jeunes, la tentation de tout casser ? Mais pour reconstruire
quoi ?
Il est bien certain que pour l’observateur impartial non encore abruti
par le gavage orthodoxe, l’impression dominante est d’être enfermé
dans une véritable prison sur les murs de laquelle viennent se
briser les tentatives les plus louables dans leurs intentions. Entre
la prétendue inflation et le trop réel chômage,
les soi-disant solutions apparaissent si contradictoires entre elles
que nos dirigeants donnent l’impression de vouloir résoudre la
quadrature du cercle. Et lorsqu’au moment précis où le
8e Plan prévoit officiellement plus de 2 millions de chômeurs
dans les prochaines années, un Alfred SAUVY consacre un livre
entier à nous expliquer que le progrès technique, l’informatique,
et la bureaucratique, vont créer plus d’emplois qu’ils n’en supprimeront,
il y a évidemment de quoi se dire que dans un tel monde de fous
il n’y a plus rien à perdre.
Pourtant, mettre le feu à une prison n’a de justification que
s’il est impossible d’en ouvrir tout simplement les portes avec une
clef. Or voici presque un demi- siècle qu’une clef nous a été
tendue par Jacques DUBOIN pour nous évader du système
infernal au sein duquel nous demeurons enfermés par ignorance
ou par sottise. Franchissons la première enceinte en dissociant
au moyen du Revenu social le pouvoir d’achat du nombre d’heures de travail
fournies. Puis le plus vite possible ouvrons la seconde et dernière
porte en redonnant à l’Argent, par la réforme monétaire,
le caractère qu’il n’aurait jamais dû perdre, à
savoir celui d’une simple unité de mesure de valeur, et de répartition,
des biens de consommation. Et nous voici dehors, face à toutes
nos difficultés, à tous nos problèmes, et Dieu
sait qu’ils n’auront pas été pour autant effacés
d’un coup de baguette magique. Mais nous voici libres enfin d’assumer
notre destin et de lutter pour bâtir un avenir qui ne soit plus
un désespérant abandon !
Aurons-nous assez de lucidité et de courage pour saisir cette clef et nous en servir avant de sombrer dans l’effarant cataclysme dont tous les signes avant- coureurs barrent aujourd’hui notre horizon ? C’est en tout cas le moment, pour tous nos amis, de ne pas manquer les occasions offertes par l’élection présidentielle ; car les Jeanne d’Arc (1) qui vont prétendre sauver la France ne nous proposeront pas l’Economie des Besoins si elle ne leur est pas vigoureusement réclamée. Et cela n’est pas l’affaire des autres, mais celle de chacun de nous.
(1) Cet article a été rédigé avant le dépôt de la candidature de Mme Marie- France GARRAUD.