Au rendez-vous du futur
par
Publication : juin 1980
Mise en ligne : 6 octobre 2008
N’ayant pas consulté Mme Soleil, j’ignore encore à l’heure
où j’écris, neuf ans avant le rendez-vous (il peut s’en
passer des choses d’ici là), si Giscard sera toujours à
l’Elysée le 14 juillet 1989, bicentenaire de la Révolution,
pour célébrer la « Fête Nationale de la Liberté
», cérémonie à laquelle il vient de convier
les Françaises et les Français avec toute la jeunesse
du pays, et, je présume, bien que les invitations ne soient pas
encore lancées, tous les peuples de la planète curieux
d’apprendre de visu comment fonctionne le « libéralisme
avancé » dans son pays d’origine. Cela nous promet un beau
défilé de la République à la Bastille et
du monde au balcon sur tout le parcours.
C’est une bonne idée - trouvez pas ? - cette Fête Nationale
de la Liberté. Une fête qui va fournir l’occasion au Président,
ainsi qu’il l’a déclaré devant les jeunes rassemblés
au Bourget, de « supprimer les classes et les castes »,
d’abolir les privilèges, et, sur sa lancée, de s’attaquer
pour de bon, cette fois, au problème toujours en suspens de l’inflation
et du chômage.
On ne peut vraiment qu’applaudir à un aussi beau programme.
Oui, mais Giscard, lui, sera-t-il au rendez-vous ? On ne sait jamais.
Avec les dernières retombées de l’affaire de Broglie et
en dépit de la discrétion embarrassée de la grande
presse, la prochaine élection présidentielle c’est pas
du tout cuit. Il serait tout de même regrettable que le descendant,
ou présumé tel, de la Maison Capet - vous savez, les quarante
rois qui en mille ans, comme disait l’autre, firent la République
- ne se trouvât pas, ce jour-là, à la tête
des sans-culottes pour reprendre la Bastille, au son du canon et sur
l’air du « Ça ira ».
Giscard à la Bastille, le 14 juillet 1989, battant Marchais au
sprint, faut pas rater le spectacle. Ça vous aurait tout de même
une autre gueule que d’inaugurer des chrysanthèmes, de ranimer
la flamme ou de prendre le café-crème avec les éboueurs.
Et quelle publicité !
Le hic, c’est que le 14 juillet 1989 ce sera peut-être un peu
tard pour prendre la Bastille. C’est déjà fait. Elle est
prise. Et même démolie. Un si beau monument. Alors il faudra
trouver autre chose à mettre au programme des réjouissances
populaires. Mais quoi ? Giscard ne manque pas d’imagination, on peut
lui faire confiance. Il trouvera. Son troisième septennat est
en jeu. La reconstruire ? Moi je veux bien. Ca ferait toujours marcher
le bâtiment. Et quand le bâtiment va...
Mais attention. Si l’on songe à tout le temps qu’il a fallu pour
aménager le trou des Halles - et que c’est pas fini - et à
tout le fric englouti dans l’opération, je me demande, même
sans permis de construire, et en s’y mettant tout de suit, si elle sera
prête dans neuf ans, la Bastille, pour être démolie
en musique, le jour de l’inauguration. Et si ce vaut le coup de mobiliser
tant de monde pour assister à cette bouffonnerie.
En attendant laissons Giscard faire son cinéma, si cela l’amuse,
et se battre tout seul contre la Bastille comme l’autre se battait contre
les moulins à vent. La Bastille en a vu passer de ces hidalgos.
Même rasée elle est toujours debout. Comme le veau d’or.
Le veau d’or. C’est ce temple qu’il faut abattre. Et pas métaphoriquement.
Ce temple qui a su résister jusqu’ici à tous les assauts
et à toutes les révolutions. Ce temple où règnent
en maîtres par la magouille, le chantage et la corruption, les
marchands et les banquiers, les affairistes et les trafiquants, les
copains et les coquins. Ce temple d’où ils avaient été
chassés voici vingt siècles, et qui sont revenus.
Mais ce n’est pas avec la troupe d’opérette des jeunes giscardiens,
avec une armée de " sans-culottes à la recherche
d’un pantalon » selon le mot de Jacques Duboin, avec le gadget
de la « participation » et les cours d’économie du
professeur Barre, ni même avec l’édition de < Démocratie
française » mise à jour et en bandes dessinées,
que l’on nous sortira, après un demisiècle de redressements
définitifs opérés avec la virtuosité que
l’on sait par des bateleurs de foire patentés, de l’incroyable
pagaille où nous pataugeons et dans laquelle tous les sauveurs
qui se sont succédés au pouvoir n’ont réussi qu’à
nous enfoncer.
Alors, devant la faillite du « libéralisme avancé
», avancé au point d’être en pleine putréfaction,
et celle de tous les systèmes se réclamant de l’économie
de marché, il faudra bien se résigner à accorder
aux « utopistes » de l’Economie Distributive la confiance
que les grosses têtes qui prétendent nous gouverner ne
méritent plus.