Comment va "Le Monde", Môssieu ?


par  J. VANDEVILLE
Publication : juillet 2001
Mise en ligne : 27 septembre 2008

L’une de mes petites filles, qui va, comme on dit, sur ses treize ans, ne supporte pas deux choses : le théâtre de Fassbinder parce qu’il lui fait peur et le quotidien Le Monde parce qu’elle le trouve chiant. Que le lecteur me pardonne, je ne fais que reproduire son expression.

Disons, pour rester élégant, que Le Monde est un journal sobre, sérieux et dynamique.

Sobre par son titre aux lettres gothiques d’un noir profond – le gothique, ça pose – et par une présentation d’ensemble qui refuse obstinément toute fantaisie typographique ou toute agression de la couleur.

Sérieux parce qu’il rassemble une équipe de journalistes de talent qui ont pour mot d’ordre de résister aux grisantes dérives de l’exploitation du fait divers - quoique… diront les méchantes langues. Sérieux aussi parce qu’il a pour Président de son Conseil de surveillance un certain Alain Minc qui dénonçait il y a peu, dans les colonnes de “son” quotidien, le manque d’enthousiasme des chômeurs pour retrouver un emploi ! Difficile après cela, pour les journalistes de ce même quotidien Le Monde de déroger aux lois sacro-saintes de l’économie libérale…

Dynamique enfin car, dans son édition datée des 27 et 28 mai 2001, sur deux pleines pages, Le Monde rend compte des excellents résultats de l’exercice 2000 : une progression des ventes pour la sixième année consécutive, un chiffre d’affaires consolidé, la prise de contrôle du groupe de presse régionale Midi Libre et des axes de développement multipliés, une attention particulière est portée à la naissance et au développement - voire à la survie - de publications diverses : Le Monde des Débats, Le Monde diplomatique, Monde 2, Transversales Science/ Culture, Politis, Cahiers du Cinéma et, en pourparlers à ce jour, Courrier International.

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Le quotidien Le Monde connaît donc une santé florissante. Et, en tant que démocrates soucieux de l’existence d’une presse attentive et relativement indépendante, nous devons, très sincèrement, nous en réjouir.

D’où vient donc, depuis plusieurs mois, ce sentiment de malaise qui me prend de plus en plus souvent lorsque je feuillette les pages de ce vénérable journal ?

Faisons parler les faits :

• Le 16 mai dernier, une information importante – c’est un journaliste “maison” qui y fait allusion dans l’édition datée des 20 et 21 mai – information liée aux événements qui ensanglantent le Proche-Orient, cette information donc est publiée le 19 mai avec trois jours de retard ; renseignement pris, il est répondu que l’article était prêt mais qu’il attendait… faute de place. Or, entre le 27 avril et le 19 mai, l’émission télévisée Loft story – dont l’importance pour la formation du citoyen n’est plus à démontrer – a donné lieu dans Le Monde à trois “manchettes” et deux “ventres” de première page, sept ouvertures de pages intérieures, huit chroniques, deux enquêtes, deux interviews, un sondage d’opinion, des analyses, des points de vue, des lettres et plus de vingt articles d’information.

• Le mercredi 23 mai dernier, alors que les cinéphiles, comme chaque mercredi, atten-daient avec impatience un regard critique sur les nouveaux films à l’affiche, stupeur : le rédactionnel n’est pas au rendez-vous ! à la place de celui-ci, devinez quoi ? Une publicité de Studio Canal (traduisez par Vivendi Universal) célébrant en pleine page sa large victoire au Festival de Cannes 2001 (plusieurs prix dont la Palme d’or). Le lendemain et le surlendemain, pas une ligne sur le cinéma. Ce n’est que trois jours après, le samedi 26, en page 27 du quotidien – la page dépotoir – qu’apparaissent pêle-mêle : une interview du cinéaste japonais Kurosawa, les résumés de quatre films anodins (dont “Le retour de la momie” produit par… Vivendi Universal) et un compte-rendu de one-man show théâtral. à l’évidence, le rédactionnel hebdomadaire sur le cinéma est passé à la trappe. On imagine la tête des critiques de cinéma dudit journal qui doivent commencer à se poser des questions sur leur avenir. Sauf, pour eux, à se faire embaucher par Jean-Marie Messier, Président-Directeur Géné-ral de… Vivendi Universal.

Ce même J.M.M. qui confond volontiers la quantité (« les espaces de liberté du citoyen s’agrandissent puisqu’il y a de plus en plus de canaux de télévision »), avec la qualité (J.M.M. se garde bien d’évoquer le vide sidéral qui parcourt ces canaux).

Ce même J.M.M. que le teigneux Gérard Miller n’est pas parvenu à déstabiliser quelques jours auparavant dans une célèbre émission dominicale.

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— Vos brefs coups de projecteur, me dira-t-on, ne sont pas bien méchants. Trois jours de retard de parution de temps à autre ne peuvent suffire à amputer la renommée d’un quotidien aussi sérieux.

— Je vous l’accorde volontiers. Sauf à penser qu’apparaît là un symptôme. Qu’est-ce qu’un symptôme ? Le vénérable dictionnaire Littré nous rappelle qu’un symptôme est un indice, un présage, qui connaît, comme tout phénomène à forte charge psychologique, à la fois des causes et des conséquences.

Les causes apparaissent à l’œil nu : comme tout organe de presse soucieux de surnager, Le Monde ploie sous la double poussée de la média-tisation (comment ne pas évoquer abondamment les tenants et les aboutissants de la délicieuse émission télévisée Loft story ? Fait N°1) et du fric (peut-on refuser la masse financière apportée par Vivendi Universal ? Fait N°2).

— La conséquence ?

— Une nécessaire adaptation à l’air du temps pour ce quotidien qui se traduit par la création de ses fameux “suppléments” gratuits.

— à quoi sont-ils consacrés ?

— Comme l’air du temps est à la toute puissance de l’image au détriment de l’écrit, aux contradictions économiques, aux incertitudes de l’emploi, aux soubresauts de l’informatique et aux délires de la finance, on créera successivement, et à des intervalles de plus en plus rapprochés, Le Monde télévision, Le Monde Economie, Le Monde Emploi, Le Monde interactif et, last but not least, Le Monde Argent [1].

Vous avez bien lu, Le Monde Argent ! Le vénérable quotidien se met au goût du jour : il vous indique comment jouer en Bourse, quels sont les meilleurs placements à effectuer, il met en valeur les vertus de l’épargne salariale… Loin de moi la pensée que Le Monde file du mauvais coton. Pas du tout. Comme tout organe de presse désireux de consolider son chiffre d’affaires et d’augmenter ses ventes, le quotidien s’adapte à l’air du temps, c’est-à-dire compose avec la sacro-sainte loi du fric. C’est cela ou disparaître.

Quant à vous, lecteur, si vous ne consacrez pas l’essentiel de votre vie à penser “économie et finance”, c’est, paraît-il, que vous n’avez rien compris à l’évolution de nos sociétés et que vous refusez de vous couler dans le moule que vous propose, avec tant de séduction, l’économie libérale.

Quand nous ne cessons, dans ces colonnes, de dire et de redire que, d’une façon ou d’une autre, l’économie de marché gangrène la société de marché, nous gardons cependant l’es-poir que des organes de presse influents résisteront à l’offensive et au triomphe du fric.

Naïfs que nous sommes ! Disposant de moyens financiers énormes, ayant réussi à imposer l’idée à la grande majorité de nos concitoyens que la valeur suprême est le fric, le rouleau compresseur de la pensée ultralibérale est en train de nous laminer, dans tous les domaines de la vie publique et privée.

Certains d’entre nous luttent pour conjurer leurs peurs, peur d’assister à la disparition des libertés individuelles, peur de voir tout un chacun réduit au statut d’unité comptable, peur d’être irréversiblement plongés dans un monde sans âme. Pouvons-nous compter sur l’énergie sans failles déployée par les divers mouvement citoyens ?

— Force est de reconnaître que ces courants contestataires posent, pour l’instant, plus de questions qu’ils n’apportent de réponses ; enlisés dans un réformisme sans issue, ils risquent de s’apercevoir trop tard qu’ils mènent un combat dérisoire alors qu’il s’agit d’étudier la faisabilité de structures économiques et financières novatrices si nous voulons « changer d’ère ».

Qu’on se le dise : le combat contre le moloch financier – ou, si l’on préfère, contre la toute puissance du fric – ne fait que commencer.

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— Comment va “Le Monde”, Môssieu ?

— Très bien. C’est le monde qui va mal.


[1Le Monde des livres disparaîtra, à terme, avec la lecture, de même que l’étude d’une œuvre de Shakespeare vient de disparaître du Concours National du CAPES. Il est vrai que pour traduire “Loft Story”…