Un peu de pudeur, Messieurs les Patrons !
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Publication : juillet 2001
Mise en ligne : 21 septembre 2008
Trop, c’est trop ! Les patrons n’arrêtent pas de geindre malgré les avantages que le gouvernement n’arrête pas de leur accorder : les charges sociales pour les salariés peu qualifiés ? on les abaisse ; les emplois jeunes ? on les finance ; la réduction de la durée du travail ? on la prend à notre charge ; l’écotaxe ? on la supprime ; …Cette liste n’est pas exhaustive mais cela ne leur suffit pas. Il leur faut toujours plus !
C’est ainsi que lors du colloque organisé le 16 mai par des associations d’anciens élèves de l’ENA, de Polytechnique et de HEC sur le thème “Acteurs publics et entreprises dans la concurrence mondiale”, les chefs d’entreprise se sont pris à rêver : Ah, si la France pouvait enfin avoir son Silvio Berlusconi comme premier ministre, comme la vie serait belle pour l’entreprise ! Comme on les comprendrait et combien la France changerait… !
Selon les patrons du privé, l’État français, déconnecté de la sphère économique du fait du parcours des fonctionnaires [1] et des hommes politiques, est plus souvent perçu par les chefs d’entreprise comme un élément de blocage que comme un soutien. C’est, bien sûr, une opinion très nettement partagée par les entreprises étrangères installées en France : « La France n’a pas la culture du succès. Elle n’aime pas les entreprises. Et encore moins les entrepreneurs », a lancé Claude Charbonnier, directeur général du groupe Repère. Ils accusent « une administration publique toute-puissante et incompétente qui s’ingénie à les paralyser ».
Qui plus est, les débats qui ont suivi les licenciements chez Danone et Mark & Spencer n’avaient rien pour les rassurer. Mal-aimés, incompris, les patrons étrangers envisageaient donc de partir.
Heureusement, leur grand ami était là : Laurent Fabius, venu clôturer le colloque, s’est efforcé de relativiser ces risques de délocalisations en rappelant que, grâce à ses atouts, la France est redevenue, en 2000, la quatrième destination des investissements internationaux. Avec l’euro, on va pouvoir comparer plus facilement les différents États européens et juger de l’attractivité réelle de la France. Le ministre de l’économie et des finances leur a présenté quelques nouvelles mesures qu’il prévoit dans le projet de loi des finances pour 2002. En vrac : le soutien à la compétitivité et à l’innovation, la création d’un régime fiscal particulier pour les “impatriés”, ces chercheurs et cadres de haut niveau s’installant en France ; des mesures incitatives pour les “jeunes pousses” de la haute technologie. Entre temps, le ministère des finances va créer une agence des PME (ADPME), qui regroupera les services concernés de la Caisse des dépôts et consignations, de la Banque de développement des PME et de l’Agence pour la création d’entreprise.
Peine perdue, pour nombre de patrons qui assistaient au colloque, c’est l’Europe qui les sauvera. Car elle permettra aux gouvernements de justifier des réformes « qu’ils savent nécessaires ». Et pour finir en beauté ce plaidoyer pour la mondialisation capitaliste « Ces réformes ne pourront venir de l’intérieur tant que les patrons ne siégeront pas au Parlement, tant que les élus n’auront pas la force d’imposer une conception mo-derne de l’économie à l’administration et de faire comprendre à l’opinion française que, pour conti-nuer à exporter le quart de sa production, la France ne peut pas se replier dans son pré carré [2] ».
Pour vous convaincre des difficultés qu’éprouvent ces pauvres chefs d’entreprise, j’ai reproduit ci-contre (page suivante) les résultats des vingt premiers groupes industriels et de services français. Vous voyez qu’ils ne sont pas trop à plaindre…
Et si, par hasard, vous aviez quelques inquiétudes pour les groupes bancaires et l’assu-rance, le titre de première page de La Tribune du 15 mars dernier devrait vous rassurer :
pour la finance française”.
Pour préciser un peu les choses, voici les bénéfices des premières banques françaises :
Banques | Résultat net (en millions de F) | Évolution/1999 (en %) |
---|---|---|
BNP-Parisbas | 17,01 | 60,5 |
Soc. Générale | 10,72 | 28,0 |
Crédit agricole | 9,17 | 22,0 |
Crédit Lyonnais | 3,62 | 129,0 |
DEXIA | 3,37 | 19,0 |
CCF | 1,94 | 30,0 |
CIC | 1,31 | 147,0 |
Dans ce second tableau ne figurent pas les résultats des grands groupes bancaires comme AXA, qui a dégagé l’an dernier un profit de 21,7 milliards de francs, en hausse de 93,2% sur 1999. Un record, dù notamment aux ventes de produits d’épargne-retraite ! Ne vous étonnez donc pas si l’on continue à vous faire peur sur l’avenir des retraites par répartition (voir GR N° 989), le juteux marché de la retraite par capi-talisation, c’est l’avenir pour les assurances. Il semble que leurs activités “normales” d’assu-rances, de placements, de prêts, … ne soient pas suffisantes pour assurer des bénéfices à la mesure de l’appétit des groupes financiers et autres, puisqu’on s’aperçoit qu’elles sont de plus en plus compromises dans des affaires de blanchiment d’argent.
Groupes | Chiffre d’affaire (en millions de F) | Évolution /1999 (en %) | Résultat net (en millions de F) | évolution /1999 (en %) |
---|---|---|---|---|
Total-Fina-Elf | 343.836 | 62,2 | 22.353 | 47,8 |
Carrefour | 201.237 | 27,7 | 1.817 | 4,1 |
PSA | 147.512 | 18,2 | 4.952 | 39,0 |
Renault | 136.244 | 6,0 | 1.391 | -70,4 |
France-Telecom | 100.510 | 18,1 | 25.036 | 229,6 |
Alcatel | 90.586 | 36,9 | 3.949 | 170,0 |
Saint-Gobain | 90.583 | 25,8 | 5.726 | -1,0 |
Casino | 83.504 | 45,5 | 833 | 20,7 |
PPR | 74.244 | 24,9 | 1.775 | 23,1 |
Aventis | 72.746 | 9,0 | 2.210 | 56,7 |
Michelin | 48.405 | 13,7 | 1.377 | -28,0 |
Danone | 47.559 | 5,9 | 2.309 | 3,2 |
L’Oréal | 40.337 | 14,5 | 3.049 | 22,5 |
Lafarge | 27.098 | 16,3 | 1.640 | 25,6 |
Péchiney | 34.284 | 36,3 | 925 | -48,9 |
LVMH | 33.005 | 39,8 | 2.145 | -9,2 |
Eridiana-Béghin | 30.631 | 8,0 | 119 | 122,0 |
Schneider | 30.034 | 14,2 | 1.869 | 27,2 |
Valéo | 29.456 | 15,4 | 2.145 | 10,4 |
Air Liquide | 25.062 | 23,6 | 1.941 | 13,8 |
Une industrie planétaire
« Le blanchiment d’argent est devenu une industrie financière à part entière. Elle brasse des milliards de dollars et fait vivre des dizaines de paradis fiscaux et des centaines d’établissements “spécialistes” dans le recyclage de l’argent sale [3]. » Un rapport publié en 2000 par le département d’État américain précise : « Les criminels ga-gnent aujourd’hui haut la main la course contre les organismes de contrôle en trouvant de nouvelles méthodes de blanchiment toujours plus sophistiquées ». Mais comme le gouvernement conservateur de G.W Bush s’oppose à toute velléité de réglementation, les trafiquants ont encore de beaux jours devant eux. Sur tous les continents, les réseaux de blanchiment recyclent l’argent de la drogue, du trafic d’armes, de la prostitution et plus généralement de ce qu’on pourrait appeler la criminalité financière (détournements de fonds, corruption, fraude fiscale …). Avec ses “paradis fiscaux” (Suisse, Luxembourg, Liechtenstein, iles Anglo-Normandes, Autriche, Monaco, Andorre), l’Europe est en pointe dans le domaine du blanchiment. La masse des fonds à blanchir dans le monde est estimée à plus de 15.400 milliards de francs par an. Sur ce total, selon John Walker, spécialiste de la lutte contre l’argent sale, 616 milliards de francs passeraient par des banques et des compagnies d’assurances luxembourgeoises.
Les sources du mal
C’est d’abord la brèche ouverte dans le monde par la libéralisation des mouvements de capitaux, le développement des marchés financiers, la multiplication des moyens permettant de soustraire des capitaux au fisc à travers les paradis fiscaux et les sociétés écrans.
Et c’est surtout l’utilisation des espèces (billets de banque) qui constitue à plus de 95% l’argent collecté par les activités criminelles. (Il est symptomatique de constater que les maffias sont particulièrement efficaces dans les pays dont la majeure partie de l’économie fonctionne avec des paiements en espèces, comme la Russie). Que peut-on penser dans ces conditions de la volonté de contrôle du blanchiment par la BCE qui va émettre des billets de 500 euros ? Bah ! les valises seront plus légères… Il faut dire qu’en fait, les valises sont réservées aux petits bricoleurs, les poids lourds utilisent plus volontiers les intermédiaires financiers non bancaires, comme les bureaux de change, de petites compagnies d’assurances, des sociétés fiduciaires et mêmes des notaires. Mais l’avenir semble être le développement des transferts électroniques d’argent via internet.
Et les patrons qu’ont-ils à voir avec tout ça ? me demanderez-vous. Certains beaucoup (voir les mises en examen de plus en plus nombreuses) et les autres, en faisant l’apologie du libéralisme à tout crin, de l’État minimum, se sont rendus complices d’un développement maffieux devenu aujourd’hui incontrôlable.
[1] Vous aurez remarqué que ce colloque était organisé par une association regroupant de nombreux polytechniciens et énarques dont la mission fondamentale et la formation qu’ils ont reçue est justement de servir l’État…
[2] Conclusion de l’étude faite à l’occasion de ce colloque par le cabinet Ernst & Young.
[3] Eric Lesser, Le Monde, 15 juin 2001.