Véritable tournant ou simple versatilité médiatique ?
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Publication : octobre 1998
Mise en ligne : 20 juin 2008
Se fondant sur le refus du gouvernement français d’autoriser le rachat d’Orangina par Coca-Cola, Martine Orange (est-ce un nom de circonstance ?) intitulait son article dans Le Monde [1] : “Le retour des États face aux compagnies mondiales” :« Coca-Cola bloqué dans son rachat d’Orangina par le gouvernement français, Microsoft en procès avec la justice américaine pour entorse à la politique antitrust, l’alliance British Airways et American Airlines menacée pour distorsion à la concurrence. Ces quelques exemples traduisent un retournement : la politique du “laisser-faire économique” n’est plus de mise. Après des années d’abstention, les États sont de retour dans l’économie et osent affronter le pouvoir des compagnies mondiales ». Et de rappeler l’essentiel de l’entretien accordé par D. Strauss-Kahn à Libération en juillet dernier : « La puissance publique doit établir les règles du jeu, c’est-à-dire déterminer très clairement la place de la concurrence dans la régulation économique des différents secteurs et définir les conditions dans lesquelles elle jouera en sorte de favoriser la croissance et concourir aux missions de service public, et de préserver la solidarité. C’est cette approche que nous devons suivre sans complexe mais avec constance ». Et M. Orange concluait son article : « Au moment où les interrogations sur les avantages de la mondialisation et du tout libéralisme se multiplient, avec l’aggravation de la crise financière et économique mondiale, cette réappropriation d’un rôle d’arbitre économique par les États se justifie. Au nom même de la préservation de l’économie de marché ».
Surprenante évolution quand on connaît l’orthodoxie des économistes du Monde !
Plus étonnant encore, l’hebdomadaire américain Newsweek du 27 avril dernier titrait dans sa page de couverture “L’Amérique a épousé le Marché.” [*]. Suivaient dix pages chantant les louanges de Wall-Street, dont un article de l’économiste R.J.Samuelson expliquant « pourquoi nous sommes tous (les américains) mariés au marché : Main Street [2] et Wall Street étaient jusqu’ici très isolés l’un de l’autre. Mais la hausse à vous couper le souffle des actions a inextricablement lié la Bourse à l’économie réelle. Même si vous gardez votre argent sous votre matelas, votre santé financière est liée à la cloche [3] ». A peine cinq mois plus tard, Newsweek illustre sa une d’un globe symbolisant un monde « fatigué et malade » et se demande « si le monde est dégoûté du marché capitaliste ». Et Samuelson s’interroge « Est-ce la fin du capitalisme mondial ? ».
Selon lui, la chute des Bourses mondiales ces dernières semaines véhiculait un message voilé : « le capitalisme mondial dont le triomphe semblait jusqu’ici inéluctable est maintenant en peine déroute, peut-être pour plusieurs années ». L’exemple de Hong Kong est révélateur : « Même les “seigneurs” de Hong Kong, citadelle de l’idéologie du marché libre, lassés des remous des places financières mondiales, ont demandé l’intervention du gouvernement chinois qui a dépensé plus de 14 milliards de dollars pour acheter des actions et soutenir le marché. Cela peut réussir ou pas, mais c’est sûrement le signe de leur désespoir et de leur désillusion ». Qui aurait pu penser cela ?
Le rêve évanoui
Avec la fin de la guerre froide, dit Samuelson, la mondialisation offrait une vision idyllique de la prospérité mondiale et, en fin de compte, de la démocratie. Les compagnies multinationales et les investisseurs déverseraient technologies et capitaux dans les régions les plus pauvres, créant ainsi un marché de masse transnational de consommateurs de classe moyenne qui conduiraient des Toyota, regarderaient CNN à la télé, mangeraient des Big Macs et, accessoirement, demanderaient plus de liberté. Le commerce mondial et les investissements se sont en effet développés, mais pas comme on l’espérait. La mondialisation déstabilise les économies des pays pauvres et inflige de lourdes pertes aux investisseurs des pays riches. Acôté de la chute du Dow Jones aux États Unis, et de la plupart des Bourses mondiales, les économies de nombreux pays sont en train de s’effondrer un peu partout dans le monde. A Hong Kong le PIB diminuera de 5% dans l’année en cours et le chômage aura doublé ; en Corée du Sud le taux de chômage est de 7,6% alors qu’il n’était que de 2,1% en octobre 97 ; en Indonésie le PIB pourrait chuter de 20% en 1998 et on signale des pénuries de nourriture. La seule bonne nouvelle pour notre économiste est que la plupart de ses confrères américains pensent - peut-être naïvement - que les États-Unis éviteront la récession. Mais des menaces apparaissent : les exportations pourraient décevoir car les économies du Canada et des pays d’Amérique Latine faiblissent. Or, avec l’Asie, ces pays achètent à peu près les trois quarts des exportations des États Unis. On peut aussi craindre que la chute des marchés ne démoralise les consommateurs qui dépenseront moins. Quoi qu’il en soit, le concept de mondialisation à l’américaine, c’est à dire l’ouverture des marchés au commerce et aux investissements étrangers, est désormais battu en brèche. Des Bourses ont été fermées, des contrôles des changes ont été imposés, la Russie a suspendu le remboursement de certaines dettes extérieures et, horreur suprême, va imprimer de la monnaie pour sauver ses banques, enfin, comme on l’a vu plus haut, la Bourse de Hong Kong a sollicité l’intervention de l’État. Ces changements de règles brutaux effrayent les investisseurs.
Que s’est-il passé ?
A un premier stade, on peut donner l’explication élémentaire suivante : les pays sont devenus dépendants de capitaux étrangers, qui, y étant entrés en masse, en repartent tout aussi massivement lorsqu’ils ne rapportent plus assez. Seuls des taux d’intérêts élevés pourraient convaincre les investisseurs de conserver leurs capitaux en monnaie locale. C’est pourquoi les taux à court terme sont maintenant d’environ 15% à Hong Kong et de 36% à Mexico. Mais de tels taux pénalisent lourdement les économies locales. Lorsqu’il n’y a que quelques pays qui sont confrontés à cette situation, on peut dire que c’est leur problème, mais lorsque c’est le cas de nombreux pays, cela devient le problème de tout le monde. C’est ce qui est en train d’arriver aujourd’hui. La crainte de voir fuir les capitaux a plongé de nombreux pays dans l’austérité, ce qui provoque une crise économique mondiale. La boucle se referme : la faible croissance économique a fait baisser le prix de vente des matières premières [4]. Gagnant moins à l’exportation, les pays concernés freinent leur production pour importer moins. Cela déprime les exportations américaines et les profits des compagnies multinationales qui opèrent dans ces pays. C’est ainsi que la misère du Tiers Monde menace la prospérité et les Bourses du Monde Occidental.
Mais fondamentalement, l’échec de la mondialisation capitaliste demande une explication plus approfondie. Il est largement admis, en théorie, que le capitalisme est le meilleur système pour assurer une répartition efficace des investissements. Or, dans le cas présent, il ne l’a pas fait. En fait, le capitalisme de marché n’est pas uniquement un système économique (c’est toujours Samuelson qui parle). C’est aussi un ensemble de valeurs culturelles qui met en avant les vertus de la compétition, la légitimité du profit et la liberté. Ces valeurs ne sont pas universellement partagées. Nombre de pays ont organisé leur système économique suivant d’autres politiques et un autre ensemble de valeurs. C’est pourquoi, vouloir diffuser mondialement le capitalisme n’est pas un simple exercice d’ingénierie économique. Il implique l’attaque des politiques et des cultures des autres nations. Ce qui conduit presque à tout coup à un affrontement. Même lorsque certains pays adoptent quelques atours du capitalisme, ils n’en embrassent pas pour autant les valeurs fondamentales qui font marcher le système. C’est ce qui est arrivé. Guidées par les États- Unis, les agences mondiales, comme l’Organisation Mondiale du Commerce ou le FMI, ont essayé de persuader les pays les plus pauvres à s’ouvrir davantage au commerce et aux capitaux internationaux. Tout naturellement, ces pays ont tenté de maximiser les bénéfices qu’ils pouvaient tirer de cette politique, tout en minimisant les changements de leur politique et de leur commerce. D’où une déception mutuelle. Des pays comme la Corée du Sud et la Russie prétendaient qu’ils changeaient leur système plus qu’ils ne le faisaient. Les banquiers, les chefs d’entreprises, les responsables politiques américains, européens et japonais confirmaient ces changements ou disaient qu’ils étaient imminents. On a donc accordé des prêts sur la base de rapports financiers faux ou incomplets. Ou bien on les a accordés en pensant que, si un prêt devenait douteux, quelqu’un (le gouvernement, le FMI) couvrirait les pertes. Le capitalisme mondial est ainsi devenu un dangereux hybride. D’un côté, les investisseurs envoyaient de très grosses sommes en espérant en tirer d’importants profits, tandis que de l’autre, l’argent parvenait souvent, par l’intermédiaire de prêts bancaires, d’émission d’obligations et d’offres d’actions, à des emprunteurs qui ne travaillaient pas avec de strictes règles d’efficacité, de pertes et profits. Ce capitalisme allait de pair avec la corruption. Mais les capitaux circulaient librement… Les banques récoltaient les intérêts de leurs prêts. Les fonds mutuels des “marchés émergents” s’envolaient parce que les Bourses locales étaient dopées par de nouveaux investissements monétaires. Comme tout le monde faisait du profit, personne ne s’inquiétait. C’est maintenant qu’il faut payer l’addition. La fuite des capitaux a obligé la plupart des pays en voie de développement à se bousculer pour conserver quelques rares devises étrangères. Le FMI, qui accorde temporairement des prêts en monnaies fortes, s’est polarisé sur des “réformes” qui pourraient permettre à ces pays d’attirer de nouveaux capitaux. Autant dire que l’austérité sera de mise dans ces pays… mais sans grands résultats.
En conclusion de son analyse, Samuelson écrit : « Même si le pire ne se produit pas, le monde ne sera plus jamais le même. Le capitalisme mondial ne retrouvera pas rapidement son aura d’infaillibilité. La théorie n’était pas fausse. La liberté du commerce et la libre circulation des capitaux auraient pu, dans un monde où chacun aurait vénéré l’efficacité et le profit, enrichir toutes les nations. Malheureusement, nous ne vivons pas dans un tel monde ».
Néanmoins, Alan Greenspan, le directeur de la Réserve fédérale américaine, a passé une semaine à jouer au tennis dans une station privée du nord de la Californie. Il n’en est ressorti que le 11 septembre pour faire une conférence à Berkeley, dont le sujet était “Y-a-t-il une nouvelle économie ?” Sa réponse a été “améliorée oui, totalement neuve , non”.
Une troisième voie ?
C’est sur cette piste que l’ont précédé hommes politiques et intellectuels qui débattent depuis quelque temps des politiques qui pourraient remplacer à la fois les théories sociales et démocratiques de la gauche traditionnelle et l’idéologie du marché libre chère à la droite. Il semble en effet que « des deux côtés de l’Atlantique la vogue soit à une Troisième Voie [5] … Prononcez ces deux mots en ces temps de scepticisme et vous soulevez immédiatement une montagne de soupçons ». Les sceptiques se demandent si cette Troisième Voie est vraiment un ensemble d’idées nouvelles ou simplement un slogan publicitaire, si c’est un effort sérieux pour mettre en place une politique progressiste innovatrice ou si ce n’est, au contraire, qu’une capitulation devant la droite, le triomphe de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher. N’est-ce pas tout simplement un nouvel emballage des approches qui ont permis à Bill Clinton et à Tony Blair de gagner les élections ? Est-ce juste un truc pour se distinguer des “autres” (l’extrême droite, la vieille gauche, etc.) sans avoir à définir vraiment ce que “l’on” est ? » Fondamentalement les partisans de la Troisième Voie se demandent « comment les gouvernements démocratiques peuvent agir sur une économie mondialisée qui, de plus en plus, ignore les frontières et les règlements nationaux ; comment corriger les inégalités économiques créées par le nouveau capitalisme “triomphant” ; comment préparer les individus à vivre dans une époque de compétition effrénée ; comment reconfigurer les dispositifs de protection sociale établis il y a 40 ou 60 ans ; comment tenir l’équilibre entre la nécessaire dynamique du marché et l’indispensable protection de la famille et des communautés locales menacées d’éclatement ? ». En bref, il s’agit pour les gouvernements démocratiques de trouver comment traiter la mondialisation de l’économie. Il n’y a qu’à voir les difficultés qu’éprouve actuellement l’État régulateur cher aux libéraux américains et aux sociaux démocrates européens pour faire respecter ses règles dans le marché mondial. Les multinationales et les investisseurs privés ont les main libres. Les lois sur le travail et l’environnement sont difficiles à faire appliquer par delà les frontières. Ce sera aussi de plus en plus vrai pour les impôts.
Dans son étude sur l’économie de la Troisième Voie, Diane Coyle, journaliste économique à l’Independent de Londres, remarque que « bien que les gens soient assez peu mobiles et que la plupart des salariés ne peuvent pas échapper au paiement de l’impôt sur le revenu, une part croissante des transactions se feront “en ligne” (sur internet) et seront soit difficilement repérables, soit facilement déguisées… Ce n’est pas que les gouvernements soient impuissants, mais plutôt que les vieux outils qu’ils utilisent n’ont plus rien à voir avec la question ». Mais les nouveaux moyens d’action que pourraient mettre en oeuvre les gouvernements sont une source de clivages parmi les partisans de la Troisième Voie. Nombre de dirigeants s’en réclamant, comme Tony Blair ou Bill Clinton, ont adopté la mondialisation du marché et le libre échange, tandis que les socialistes français, derrière Lionel Jospin, sont plus sceptiques. Les adeptes du libre échange expliquent que la clé « pour agrandir le cercle des “vainqueurs” est le développement de l’enseignement et de la formation professionnelle ». A tel point qu’on risque même de croire que les partisans de la Troisième Voie sont des gens qui pensent qu’on peut résoudre tous les problèmes grâce à l’enseignement et à la formation professionnelle. D’autres, plus à gauche, pensent que ce n’est pas suffisant et que pour atteindre l’objectif d’une économie plus équitable, il faut de nouvelles formes de réglementations mondiales, particulièrement pour l’environnement et le travail et de nouveaux moyens de contrôle de la spéculation monétaire. La réforme des anciens systèmes de protection sociale constitue aussi un important motif de division parmi les partisans de la Troisième Voie. « Ce qu’on peut craindre, dit l’ancien Secrétaire d’État américain au Travail, Robert Reich, c’est que Tony Blair et Bill Clinton, au lieu de codifier une Troisième Voie, laissent la gauche progressiste en lambeaux et ne fassent rien pour corriger les injustices sociales du capitalisme moderne ». Cette crainte pourrait être justifiée si la Troisième Voie se révèle finalement n’être qu’un slogan. Mais si l’on en juge par les défaites subies par les partis conservateurs un peu partout dans le monde, il n’y a pas beaucoup d’autre chose à faire pour les partisans de la Troisième Voie que de s’approprier le marché libre et, en même temps, le réformer. « La Troisième Voie est une idée dont l’heure est maintenant venue tout simplement parce que les autres théories économiques ne marchent plus ».
Ce nouveau discours, bien répercuté par les médias, semble traduire une évolution des “politiques” face aux dangers de la mondialisation. Les mesures qu’ils se proposent de mettre en place ne sont guère que des rustines. Elles sont encore bien loin de celles développées dans la “Troisième Voie” que nous explorions dans notre numéro spécial de décembre 1996 (N° 961), et qui portait justement ce titre…
[1] du 19/9/98
[*] Pour comprendre le premier de ces deux dessin s reproduits de Newsweek, il faut savoir que pour les boursiers, le marché est représenté par un taureau quand il monte et par un ours quand il descend.
[2] Main Street est à New York le quartier des industriels, de ceux qui fabriquent ce dont l’Amérique a besoin, de l’acier aux logiciels.
[3] La cloche qui annonce la fin des cotations à Wall-Street.
[4] Entre juin 1997 et août 1998, le prix du pétrole a baissé d’environ 30%, celui du café de 43% et celui de l’or de 17%.
[5] International Herald Tribune, 11/8/1998.