L’écœurement


par  P. SIMON
Publication : août 1980
Mise en ligne : 25 avril 2008

LE facteur a déposé ce matin dans ma boîte une lettre d’une organisation charitable qui me sollicite régulièrement. Chacun des messages que je reçois ainsi constitue un cri de détresse et un appel à l’aide et à la solidarité. En même temps, en étalant ainsi la misère du monde, du Tiers-Monde le plus souvent, il invite à réfléchir. Comme on se sent mal à l’aise. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à des millions de téléspectateurs français lorsque, au moment où ils prenaient leur repas du soir, le petit écran est venu les troubler dans leur quiétude.

La lettre que j’ai reçue traite du même problème, celui des habitants du nord de l’Ouganda où la famine sévit pendant que les hommes politiques s’entre-déchirent afin d’accaparer le ’pouvoir. Air connu, hélas, direz-vous. Certes. Mais la lettre du mouvement international qui m’écrit contient des passages que je voudrais citer ici.
Quelques généralités, d’abord. « Un enfant mal nourri ne sera jamais pleinement un homme ». Une constatation encore, pour simpliste qu’elle paraisse : « le sous-développement et la faim vont de pair ; ce sont les pauvres qui ont faim. 500 millions d’hommes n’ont pas le minimum de calories et de protéines nécessaire à la vie ». Je vous fais grâce des détails qui montrent les terribles effets sur les Ougandais de ces carences alimentaires, car le message contient quelques précisions qui méritent d’être rapportées. Je cite.

« Une multinationale américaine possède une filiale en Afrique qui a racheté une conserverie de maquereaux destinés au marché local. Elle obtient un prêt gouvernemental américain. Elle transforme l’usine en conserverie de thon. Le thon en boîte est maintenant expédié aux Etats-Unis. L’année dernière, 67 000 cartons de boîtes de thon ainsi expédiées étaient destinés aux chats américains... Pour ce qui est du pouvoir d’achat, un chat américain est un meilleur client qu’un Africain pauvre. »

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II ne s’agit pas de tomber dans un anti-américanisme primaire pour employer un adjectif galvaudé. En agissant comme elle le fait, la société américaine qui met le thon africain en conserves obéit à sa nature propre, à la manière du boa qui avale et digère sa proie. A vrai dire, elle n’est même pas en cause et il serait absurde de lui demander d’avoir un autre comportement que celui qui, si l’on peut dire, est inscrit dans ses gènes. Le problème est ailleurs. Il faut trouver une autre façon de répartir les richesses et cesser de faire du profit l’unique mobile de l’économie, car, heureusement, il n’est pas le seul mobile des hommes.

Ce n’est pas tout. La lettre poursuit ainsi. « Un seul Américain  » (toujours eux, mais ce sont les plus riches) « consomme en moyenne autant que 70 habitants du Sahel. Cela veut dire qu’avec la consommation des 215 millions d’Américains on pourrait nourrir 15 milliards de ces hommes, c’est-à-dire 3 fois la population mondiale. Nixon disait : « Ce qui est effrayant c’est que les pauvres se multiplient deux fois plus vite que les riches ». Pour respecter la vérité, il aurait dû dire : « Ce qui est effrayant, c’est qu’un riche consomme huit fois plus qu’un pauvre ».

On a le vertige, car l’action de cette organisation internationale qui m’écrit, toute louable qu’elle soit, n’est, cependant, qu’une goutte d’eau dans l’océan. Certes, il faut encourager son oeuvre (je lui ai envoyé un chèque car, autrement, je serais parti en vacances avec une conscience encore plus mauvaise). Mais il y a tant à faire que seul un vaste mouvement provenant d’une véritable réflexion pourra réaliser des changements durables. Il est plus que temps d’entreprendre une redistribution des ressources de la planète, ressources naturelles ou ressources nées de l’esprit inventif de l’homme, pour que ce scandale cesse.

Peu d’individus, pris isolément, défendraient le système existant lorsqu’ils en comprennent les horribles conséquences. Leur réflexe serait sans doute semblable à celui de Claude Sarraute rendant compte dans « Le Monde » du reportage sur l’Ouganda : la gêne et le dégoût. Mais en bloc, au niveau des nations, les hommes retrouvent tout leur égoïsme, et s’attachent à préserver leurs avantages. Et tant pis pour les Ougandais. Ils n’ont qu’à travailler. Nous pouvons en embaucher quelques-uns à verser du mazout sur les tomates ou à incendier les camions pour que les prix ne baissent pas. Par mesure d’économie on devrait utiliser le mazout recueilli sur nos plages : enfin un débouché pour les marées noires !

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Allons, c’est évident, c’est tout le système qu’il faut repenser. Bravo aux organisations charitables, mais prolonger un système mourant en sauvant des vies ne permettra jamais le changement radical que tout le monde (ou presque) attend.