Aucun arbre ne peut pousser jusqu’au ciel !
par
Publication : septembre 1977
Mise en ligne : 18 avril 2008
CETTE réflexion, qui est sûrement un
proverbe chinois, servit un jour de titre, ici-même, à
un éditorial de Jacques Duboin. Elle m’est revenue tout naturellement
à l’esprit en découvrant le courbe de l’évolution
des prix en France depuis 150 ans, établie par l’I.N.S.E.E. (1).
Nous la reproduisons ci-contre, en seconde page, pour inviter nos lecteurs
à méditer.
Ils remarqueront d’abord qu’il n’est pas bien difficile d’imaginer le
début de la courbe, vers la nuit des temps. Les prix, avant 1800,
étaient plus faibles. ils se confondraient donc, sur cette courbe,
avec l’axe des temps et il faudrait prolonger cette droite de plusieurs
centimètres sur la gauche.
Même sans cela, la courbe reproduite répond à tous
ceux qui ne voient pas à quelle époque leurs conditions
de vie témoignent d’une rupture totale avec le passé.
Il est simple d’y lire que tout a changé au début de ce
siècle. Précisément à l’époque où
des progrès, dans tous les domaines, ont bouleversé les
conditions de production. On y voit même que ceci s’est reflété
sur le plan monétaire par le brusque changement de pente de la
courbe des prix, qui coïncide bien exactement avec le moratoire
du mois d’août 1914, comme l’a expliqué J. Duboin (2).
Nos lecteurs savent que c’est à dater de cet événement
historique que la monnaie a cessé d’être une marchandise
pour devenir une monnaie-symbole. Sans en avoir conscience, les promoteurs
de cette monnaie-symbole ont ainsi créé des conditions
financières qui ont échappé à tout contrôle
et à toutes les prévisions des experts, comme des savants
qui auraient créé une machine infernale dont ils ne peuvent
plus être maîtres : des apprentis-sorciers !
A regarder cette courbe, on imagine qu’elle va monter indéfiniment.
Il faut pourtant bien admettre que ce n’est pas possible ! Plus les
prix augmentent, plus diminue le pouvoir d’achat des salariés
car les règles de la comptabilité moderne sont ainsi faites
que toute augmentation des salaires se traduit par une augmentation
PLUS FORTE des prix, nous l’avons démontré ici récemment
(3). Une enquête publiée par un hebdomadaire (4) est édifiante
: des milliers de gens, en France-même, vivent dans la misère
la plus noire, au jour le jour, sans l’ombre d’un espoir, car ils sont
à ce point résignés et cachés qu’ils ne
se doutent même pas de l’absurde injustice à laquelle ils
sont condamnés. Le nombre de ces laissés-pour-compte ne
peut évidemment qu’augmenter avec celui des sans- salaire ! Et
cette enquête a été menée en France, je le
répète. Que dire des populations pauvres du fiers-Monde ?
DEUX quotidiens français viennent, presqu’en
même temps, de se faire, l’écho de ce que nous expliquons
depuis tant d’années :
L’éditorialiste du « Matin », le 2 septembre, sous
le titre « Le blé et la faim », rappelle que, le
Président Carter propose aux Etats-unis de reduire de 20% leur
production de blé, dont l’abondance a fait baisser les cours.
L’auteur ajoute :
« Ce n’est pas la premiere fois que l’abondance des produits agricoles
- blé, lait, viande... - fait paradoxalement le malheur des agriculteurs.
Chaque année, en Europe, des tonnes de fruits ou de légumes
sont déversées dans les rues en signe de protestation,
a l’indignation d un public qui n y comprend plus rien. D’un côté,
en effet, la progression de la famine dans le monde est une réalité
intolérable, de l’autre, le gaspillage et la capacité
de production des pays industrialises sont des données indiscutées.
L’opinion est tentée d’appliquer à ces deux phénomènes
le principe des vases communicants et trouvera sans doute scandaleux
le plan de Jimmy Carter. »
Pour mettre fin a ce scandale, que fait-on ?
Washington, dit le journaliste du « Matin », propose la
constitution d’un stock International de réserve contre la famine.
Mais cette solution généreuse se heurte aux problèmes
de la répartition au pouvoir d’achat et à ce que l’auteur
appelle « les réalités financières »
qui font, par exemple, que les populations pauvres d’Afrique sont contraintes
d’exporter leurs produits alimentaires et... meurent de faim.
Encore un petit effort, Monsieur l’auteur de cet article (5). Et vous
comprendrez que ces « réalités » ne sont que
le résultat de conventions établies par la nécessité
quand il fallait faciliter les échanges dans des situations économiques
qui étaient totalement différentes de celles que nous
connaissons aujourd’hui. Les moyens de production ont complètement
changé depuis. C’est une telle révolution qui s’est produite
que ce ne sont plus du fout les mêmes problèmes qui se
posent. Les conventions nécessaires pour régler la répartition
des produits doivent donc, elles aussi, être changées.
Il faut savoir suivre son époque ! La nôtre n’est plus
celle des échanges marchands, et vous le constatez avec nous.
L’économie de profit a fait son temps. Elle est dépassée
par les événements. Et ceux-ci appellent l’économie
distributive.
LE second quotidien est « Le Monde » où
André Fontaine, sous le titre « Travailler moins ? »,
montre qu’il a compris que les causes du chômage croissant dans
tous les pays industrialisés ne sont pas conjoncturelles, mais
qu’elles sont la, conséquence logique de la mécanisation.
J. Duboin,) en 1936, dans son livre « Libération »,
le montrait de la façon suivante :
« En se servant de la faux, un bon ouvrier coupait le récolte
de 30 à 40 ares par jour. En se servant d’une faucheuse, attelée
de deux chevaux, il fait le même travail dans le septième
du temps. Avec une faucheuse à moteur et une barre de coupe de
2 mètres de large, il peut couper la récolte de 5 hectares
dans une journée de sept heures.
» La moissonneuse - lieuse, traînée par tracteur
accomplit ce même travail sur 8 hectares ».
Qu’écrit, en 1977, André Fontaine ? Citons-le :
« Un schéma, paru samedi dans « die Welt »,
suffit suffit à en résumer l’effet : pour récolter
un hectare de blé, il faut, à la faux, 112 heures ; avec
une moissonneuse lieuse tirée par des chevaux, 40 heures : avec
une moissonneuse-batteuse de 3,60 mètres de large, 1 heure et
8 minutes ».
Il n’aura donc fallu que quarante années pour que cette évidence
atteigne... le monde. Ne désespérons donc pas car ce journaliste,
ayant passé en revue tous les moyens imaginables pour réaliser
le « plein emploi », conclut :
« La vérité, c’est que si l’on peut imaginer des
palliatifs au chômage dans le cadre national... il ne fournit
pas le moyen de l’éliminer »
et il termine, de toute évidence avec nous, par ces mots :
« Rien d’étonnant à ce qu’on voie de plus en plus
de jeunes récuser le type de société fondé
sur le travail dans lequel nous vivons aujourd’hui et rêver d’un
autre genre de vie.
» A ceux qui ont laissé le travail envahir leur existence
au point de ne pas concevoir d’autre horizon. aux « drogués
du travail n que sont devenus tant de patrons et de cadres, ce rêve
qui suscite chez certains ales attitudes carrément parasitaires
parait sans doute relever du plus irréel des utopismes. Et cependant,
en ce moment où ils rentrent de vacances et s’apprêtent
à remettre le doigt dans l’engrenage de l’esclavage moderne,
ne leur arrive-t-il pas par moment de penser que la vraie vie devrait
être autre chose ?
» ...Une société qui ne soumettrait pas tout à
la loi du profit et du rendement ? Cette société-là
ne faudra-t-il pas un jour la concevoir et essayer de la mettre en pratique
si l’on ne veut pas aboutir à institutionnaliser, avec le chômage,
le fossé qui sépare de plus en plus ceux qui ne travaillent
pas de ceux qui travaillent ?
Cette société-là, cela fait plus de quarante ans
que ce journal la propose. Faudra-t-il en attendre encore autant pour
que « Le Monde » le dévoile ?
(1) Institut National des Statistiques et des Etudes
Economiques.
(2) Voir de cet auteur « Pourquoi manquons-nous de crédits
? ».
(3) Voir « La Grande Relève » de mai 1977, p. 8 :
« Comptabilité et inflation » par J : P. Mon.
(4) « Le Nouvel Observateur », n° 664.
(5) Cet article du « Matin » n’est pas signé.