Les mouvements alternés des sociétés humaines
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Publication : 25 avril 1939
Mise en ligne : 13 avril 2008
Qui pourrait nier que le monde en général, et la France en particulier, ne soient actuellement victimes de la décomposition de la société ?
C’est seulement aux moments de décomposition sociale que l’on prend conscience de ses buts, que l’on cherche à comprendre les faits sociaux ambiants, à les analyser, à les subordonner les uns aux autres, à les classer, à les construire enfin en un système cohérent.
Un être humain, à moins que ce ne soit son métier, ne s’intéressera vraiment à la structure intérieure de son corps que si l’un de ses organes est malade.
C’est sans doute pourquoi, souffrant les uns et les autres de la décomposition de notre corps social actuel, nous nous intéressons tant, quoique cela ne soit pas notre métier, à toutes les questions sociales et économiques actuelles.
Si nous vivons en société, ce n’est pas, pensons-nous pour être plus malheureux que l’homme sauvage (sauvage étant pris dans son sens étymologique : habitant de la sylve, de la forêt, vivent sans lois, sans civilisation).
Pourquoi notre société ? Nous relisons l’oeuvre de ceux qui en ont jeté les bases, les Constituants de 1791, et nous trouvons ceci : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. » Voilà qui est bien, voilà qui nous plait. Mais nous trouvons encore plus de précision dans l’œuvre des Conventionnels de 1793 : « Le but de toute réunion d’hommes en société étant le maintien de leurs droits naturels, civils et politiques, ces droits sont la base du pacte social. »
Les droits naturels de l’homme sont ceux qu’il tient de sa nature même, de la nécessité où il se trouve de conserver sa propre existence et de l’instinct qui le pousse à conserver son espèce.
Ces droits sont si absolus que parait-il, la théologie catholique enseigne qu’en cas d’extrême nécessité, l’homme non seulement peut, mais doit prendre alors le nécessare où il le trouve [1].
Les droits civils et politiques du citoyen sont ceux qui résultent pour lui de sa vie dans la cité, dans la société : liberté, égalité, résistance à l’oppression.
Tout au cours du xixe siècle, nous avons certainement oublié nos buts sociaux.
Si nous réunissons un jour une nouvelle Constituante chargée de rédiger le nouveau pacte social nécessité par la rapide modification des moyens de production, insistons bien pour qu’elle décrète, afin que nul à jamais ne l’ignore, que l’énonciation des buts de toute société humaine figure nécessairement en tête de tous les documents des Assemblées législatives a venir.
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Un bébé non encore façonné par la vie en société connaît mieux qu’un adulte ses droits naturels. II sait que sa nourrice doit lui donner du lait. S’il reçoit parfois de celle-ci des fessées, ce n’est qu’à titre accessoire.
Tandis que le citoyen des sociétés modernes, lui, reçoit les fessées au titre principal. Les fessées, pour lui, c’est l’assujettissement au travail, même quand ce travail devient inutile ; c’est l’obligation du service militaire, même quand ce service n’est pas indispensable à la sécurité de la collectivité dont il fait partie ; et c’est encore l’inégalité qui découle pour lui d’obligations sociales qui n’ont d’autre but quo de maintenir cette inégalité.
S’il reçoit de la société la nourriture et le confort physique ou moral, ce n’est qu’en portion congrue et à titre purement accessoire, accidentel.
Chez le bébé, si les sévices priment la nourriture, on plaint l’enfant martyr et on poursuit judiciairement l’auteur des sévices. Chez le citoyen, cette situation est volontiers acceptée ; la société marâtre est déifiée, et les citoyens sont prêts à donner leur vie pour la défendre, tant contre des ennemis extérieurs que contre les récalcitrants qui se plaignent de l’injustice du pacte social en vigueur.
Un jour arrive cependant où, pour maintenir un pacte social archaïque, la société en vient à jeter aux ordures, à souiller, à détruire ce dont les citoyens ont besoin comme minimum vital, et où elle n’a pour ceux-ci que peines afflictives ou infamantes (privation de libertés, restrictions de droits, réquisitions de matériel humain, guerres, etc.). Mais cette situalion ne peut durer longtemps sans appeler, même chez les moins exaltés des citoyens, des réflexes brutaux que l’histoire appelle des révolutions.
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La décomposition sociale de l’Empire Franc des derniers Carolingiens nécessita l’organisation d’un nouvel état de choses. Nous connaissons l’effrayante situation économique de notre pays aux environs de l’an mil. A cette époque, par suite de guerres privées, du brigandage, des incursions des Normands, des Sarrazins, des Hongrois, consécutifs à la faiblesse de l’Etat, la terre reste en friche, la famine sévit à l’état endémique, la production ne peut plus satisfaire au minimum vital des populations.
Le nouvel état de choses, ce fut l’époque féodale, régime social basé sur la dissociation de l’Etat : les individus cherchent à satisfaire leur besoin primordial de sécurité dans l’assujettissement à des puissances inférieures plus proches, dont l’intervention protectrice est plus efficace.
La société féodale se présentait sous la forme d’une gigantesque pyramide ; une foule de dépendants, n’ayant personne sous eux, en forme la base ; la hiérarchie des personnes, doublée de celle des terres, en constitue les assises intermédiaires, de moins en moins larges au fur et à mesure que l’on s’élève ; le roi, seigneur suprême, en constitue le sommet.
Mais il n’y a de relations juridiques que d’un degré à l’autre. Chaque échelon ne connaît que son suzerain et ses vassaux. Les arrière-vassaux sont sans lien avec le seigneur de leur seigneur, qui les ignore.
A ce système, quelques exceptions, restes de l’ordre précédent : les alleux, dont les tenanciers n’ont ni seigneur ni vassaux, tel que le roi d’Yvetot de la chanson.
Ce regime était sans doute en équilibre, puisque, pendant la période féodale, on n’imaginait pas que rien puisse porter atteinte au système féodal en dehors duquel on ne pouvait imaginer de vie possible en société.
C’est pourquoi les féodaux laissèrent se faire une restauration de l’économie monétaire, indispensable aux échanges.
Ce qui caractérisait, dans le domaine économique, le régime féodal, c’était la prepondérance de la terre sur les valeurs mobilières comme moyen de rémunération des services.
L’innovation qu’était la monnaie va permettre aux roturiers d’alors, au Tiers-Etat, de devenir la classe bourgeoise actuelle dans laquelle s’intégreront noblesse et clergé.
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Par la monnaie et les échanges de plus en plus fréquents que permet l’instrument monétaire, la société féodale, dont l’économie normale était le troc, va se décomposer.
Depuis l’avènement de Philippe-le-Bel, en 1285, nous assistons à un mouvement de concentration ; la royauté devenue au gran avantage du peuple, de plus en plus absolue (traduisons : ayant concentré de plus en plus dans ses mains l’administration du pays), détruit petit à petit ce qui restait de féodal dans la structure de la société, au point de réduire, sous Louis XIV, au rang de serviteurs attachés à la personne du roi, les derniers descendants des nobles Croisés, très honorés de la charge de gentilhomme porte-coton.
Nous arrivons ainsi, à travers cinq siècles d’histoire, à la Révolution de 1789 ; qui construira un système cohérent basé sur la concentration du pouvoir de l’Etat.
Et nous voici au xix e siècle, où se trouve réalisé un équilibre social dans la concentration de l’autorité publique et la libération des individualismes.
Nous voyons les législateurs de 1800 codifier les résultats acquis, et les économistes du début du siècle découvrir les lois naturelles, éternelles, immuables et universelles qui régissent notre régime économique actuel.
Hétas ! le progrès suit son petit bonhomme de chemin. Des forces extra-humaines que l’on découvre vont donner de sérieux coups de boutoir dans la structure du régime. Pour mettre en oeuvre ces forces extrahumaines, de grands organismes vont naître, qui bientôt mettront en échec le pouvoir de l’Etat et détruiront les individualismes.
Les progrès techniques qui vont libérer le travail humain, et, par suite, le profit, base du régime, constitueront l’agent de décomposition du système échangiste libéral dénommé système capitaliste.
Déjà, les nécessités financières amènent Napoléon à créer la Banque de France (1800) et à lui accorder des privilèges d’émission de monnaie (1803) ; d’autres banques naissent, notamment le Crédit Foncier, en 1852, dans lequel fusionnent nombre de petits organismes de prêts hypothécaires. Le siècle voit naître également des compagnies d’assurances, des compagnies minières, des compagnies métallurgiques remplaçant les antiques maîtres de forges, des compagnies de chemins de fer, remplaçant les humbles propriétaires de diligences, des compagnies de navigation maritime remplaçant les petits armateurs, des compagnies d’exploitation de canaux maritimes, etc...
Mais ce ne sont encore, en quelque sorte, que des concessionnaires de services publics, restant sous le contrôle très étroit de l’Etat.
La loi de 1867 sur les sociétés permettra à des sociétés anonymes de se former sans l’autorisation du gouvernement (article 21).
Le mouvement de dissociation de l’Etat et de destruction des individualismes va dès lors s’accentuer. Dans le premier quart du xxe siècle, ces sociétés, tout en conservant en droit une certaine autonomie, vont fusionner en trusts ; et l’on s’apercevra bientôt que les mêmes personnes sont à la tête des divers trusts industriels, commerciaux ou bancaires, détiennent tous les leviers de commande de la vie économique du pays et sont en fait les maîtres de l’Etat. C’est cette puissance féodale que l’on a dénommée de nos jours les deux cents familles.
Trouvant de moins en moins de protection dans un Etat défaillant, inféodé à ces puissances financières, le peuple, lui, dans le même temps, se groupe au sein de partis politiques ; les ouvriers se groupent en syndicats qui, impuissants par eux-mêmes, se réunissent en confédérations.
Depuis quelques années, nous voyons les parlementaires représenter près de l’Etat non plus les individus, mais les grands trusts économiques, les partis, les syndicats, qui, à tour de rôle, ont l’oreille du gouvernement.
Et puis, on se passe même du Parlement ; on le met en congé quasi-illimité ; le gouvernement prend directement ordres ou directives de ses grands vassaux, tel un roi de l’époque féodale réunissant sa curia regis, et légifère par décrets-lois.
La faillite du parlementarisme est acquise ; les députés et les sénateurs deviendront bientôt, comme dans certains pays ils la sont déjà devenus, des fonctionnaires dont on prorogera le mandat ou que l’on renverra, selon qu’ils seront plus ou moins dociles ; le Parlement deviendra un organisme inutile que l’on ne conservera plus que par paresse d’esprit, par routine, comme les premiers constructeurs d’automobiles conservaient à ces nouveaux engins, aux brancards près, les caractéristiques des véhicules à traction animale.
Petit à petit, nous voyons se constituer la structure d’un Etat fortement décentralisé.
Pourquoi cette évolution, plus ou moins consciente de notre société ? C’est que l’ordre social établi permet de moins en moins à la production de passer à la consommation ; alors, on rectifie tant bien que mal, plutôt mal que bien, au fur et à mesure qu’un accident se produit, la vieille machine économique ; mais bientôt la machine va sauter l’équilibre économique est rompu ; et les forces de vie, innées chez l’être humain comme chez tout être vivant, nous poussent à la recherche d’un nouvel équilibre économique.
Dans le désordre qui marque la fin du régime actuel, ou plutôt le point de polarisation d’un nouveau régime, la curia regis du gouvernement actuel est devenue une cour du roi Pétaud, où personne ne s’entendra jamais, puisqu’on n’y discute que les petits intérêts particuliers, forcément divergents, des grands feudataires (trusts, confédérations du travail, confédérations du patronat, confédérations de classes moyennes).
Pendant toutes ces palabres, le consommateur, c’est-à-dire tout le monde, souffre de ne pouvoir consommer.
Comme le faisaient les rois de l’époque féodale aux moments critiques, le gouvernement actuel va-t-il se résoudre à réunir une cour plénière pour remplacer sa pétaudière actuelle ?
Une cour plénière, cela s’est appelé dans les temps modernes des Etats Généraux. M. Daladier sera-t-il aussi hardi que son prédécesseur Philippe, de même nom, pour réunir les Etats Généraux de la Nation Française ?
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Les Et.ats Généraux de 1789 ont marqué le point de polarisation d’un mouvement de concentration de l’Etat.
Cent cinquante ans après, les Etats Généraux de 1939 devront-ils marquer le point de polarisation d’un mouvement de dissociation de l’Etat ?
Tout porte à le croire.
Plus que jamais, il devient nécessaire que « le roi règne, et ne gouverne pas ».
L’homme de 1932 ne peut plus concevoir de souveraineté de l’Elat, que cet Etat soit un gouvernement « démocratique », qu’il soit un« fuhrer » ou un « duce ». Il sent qu’un Etat souverain, quel qu’il soit, ne peut plus que l’asservir et non le protéger. Il sent qu’il ne pourra plus retrouver de liberté et de sécurité que dans des organismes locaux ou régionaux, corporatifs peut-étre, qui, moyennant un service social, lui assureront une vie paisible, heureuse et confortable.
Et il sent surtout qu’avec les puissants moyens de destruction que le progrès a mis à sa disposition, un gouvernement moderne centralisé ne peut plus être qu’un Moloch, avide du sang des enfants de ses adorateurs.
Nos ancêtres de 1789 cherchaient leur liberté et, leur sécurité dans une Nation « une et indivisible ».
N’est-ce pas plutôt dans un Etat dissocié où chaque individu, son service social achevé, sera son propre souverain que nous retrouverons, nous, avec la liberté et la sécurité perdues dans le désordre de notre fin de régime, le bonheur humain, la joie de vivre ?
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« Notre connaissance de ce qui sera est en raison de notre connaissance de ce qui fut », nous enseigne Anatole France dans son livre Sur la Pierre Blanche.
Si, travaillant à forger un nouveau chaînon à la chaîne de l’Histoire de la civilisation, nous suivons cet enseignement, nous éviterons bien des bévues, dues à ce que nous laissons trop volontiers nos idéologies personnelles, traduites en spécieux « slogans » entraîner notre raisonnement.
Dressant le schéma des mouvements généraux des sociétés humaines dans la voie du progrès humain, nous discernons rapidement ce qui fut progrès et ce qui fut réaction.
Nous concevons ainsi, contrairement peut-être à nos idéologies personnelles, que la royauté, dans la période de concentration du pouvoir qui se poursuivit durant les cinq siècles qui précédèrent la Révolution de 1789, ait pu agir dans le sens du progrès humain.
Ce qui, à un moment donné, put devenir contraire au progrès humain, c’est la notion de propriété personelle des rois sur la nation, notion dont fit justice la Revolution de 1789.
En parallèle, examinons la question des trusts. Nous pouvons concevoir que la formation des trusts fut un progrès humain ; l’individualisme étant devenu incompatible avec les progrès techniques modernes.
Dans l’institution des trusts, ce qui est devenu néfaste, contraire au progrès humain, c’est la propriété capitaliste des moyens de production, qui nécessite la poursuite du profit, vestige de l’ordre passé qui ne permet plus à la production de passer à la consommation.
C’est ce à quoi doit mettre fin la révolution économique que nous appelons de tous nos voeux.
[1] Cf. : « De la propriété capitaliste à la propriété humaine », d’Emm. Mounier. (Ed. Desclée, de Brouwer et Cie, 76 bis et 78, rue des Saints-Pères, Paris.)