Union Soviétique et paix mondiale
par
Publication : octobre 1990
Mise en ligne : 7 avril 2008
Beaucoup, parmi les vedettes intellectuelles de l’actualité
médiatique qui ont été staliniennes, se rallient
en masse au libéralisme. Ainsi va la mode dans le domaine de
l’esprit, si l’on peut dire, comme dans les autres secteurs de la vie.
Doc tous ces manieurs d’idées, ou plutôt de mots, ont voulu
ignorer les purges, les procès de Moscou, les déportations
et l’embrigadement des cerveaux. Les mêmes paradent sur nos écrans
de télévision, nos ondes sonores et envahissent les livres
de leurs théories fumeuses. Auraient-ils retrouvé maintenant
la lucidité et le courage d’être à contre-courant,
dont ils ont manqué à l’époque ? Nous ne pouvons
leur accorder sur ce point, aucune confiance.
Certains, à leur époque, n’avaient pas voulu voir non
plus les drames annoncés dans Mein Kampf. Pour d’autres raisons
et dans d’autres circonstances, leurs successeurs n’ont pas désiré
faire connaitre le pouvoir libérateur contenu dans Pérestroïka.
Mein Kampf gênait car issu du chef élu d’une nation chrétienne
et sainement acquise aux bienfaits d’un capitalisme pur et dur. Pérestroïka
a déconcerté par son évaluation correcte du péril
nucléaire et la conséquence qui s’imposait : départager
les deux blocs dominants ne pouvait pas se faire par le moyen d’une
guerre mondiale. Comment, dès lors, continuer à faire
admettre aux contribuables la nécessité des énormes
dépenses d’armement engagées dans les années 80
? Pour cela, il fallait bien que les espoirs de paix soient vains. Mikhaïl
Gorbatchev ne risquait-il pas de céder la place à plus
inflexible que lui ? Comme si les raisonnements qui conduisaient aux
conclusions pacifiques étaient attachés à une personne
et n’étaient pas objectivement incontestables. L’acharnement
à expliquer l’histoire par les héros et non par les nécessités
sociologiques poussait, là encore, à des erreurs manifestes.
Mais il fallut bien vite se résigner ; la politique soviétique
était bien celle annoncée ; la démocratisation
à l’Est se faisait pacifiquement.
Quant à nous, sans aucun triomphalisme, nous
n’avons rien à retrancher à nos commentaires de février
1989 (1).
Sur ce sujet capital et inépuisable, nous pouvons ajouter les
observations suivantes :
1. Ceux qui avançaient que les dictatures capitalistes
(Hitler, Mussolni, Pinochet, etc ...) étaient temporaires alors
que les régimes totalitaires dits communistes étaient
immortels, doivent reconnaitre qu’ils se sont trompés. L’on peut
même remarquer que certaines des premières se sont effondrées
dans le sang, alors que les secondes ont cédé sans presque
aucune victime, à part les cadavres de la morgue de Timisoara,
sinistre mise en scène.
En fait, la contrainte allant jusqu’à la terreur, reste bien
antinomique avec l’humanisme socialiste. Les bolcheviks, qui ont voulu
l’ignorer, ont trahi l’espérance qui les avait portés
au pouvoir et, à travers leurs successeurs, ont conduit une bonne
partie des forces progressistes à l’impasse actuelle. Ils ont
détruit les organisations et la foi de beaucoup d’hommes de progrès,
renforcé corrélativement le camp des conservateurs et
des réactionnaires, jusqu’à favoriser, par des brimades
et des interdictions ignobles, la résurgence actuelle d’idées
politiques et religieuses passéistes. Mais la construction d’un
vrai socialisme, sinon l’idéal .d’un communisme mythique, reste
l’espoir de l’humanité et il est acquis que cette quête
se poursuivra ; mais seulement avec le consentement et la libre volonté
du plus grand nombre.
2. Après les évènements survenus
à l’Est depuis moins d’un an, les nouvelles abondent et les journalistes
officieux commentent l’actualité d’une manière pas toujours
convaincante. Ainsi la presse affirme-t-elle que la CIA était
mal renseignée sur la puissance de l’économie soviétique.
Le PNB de l’Union n’était pas la moitié de celui des Etats-Unis,
mais seulement de 14 à 28 % au maximum (2). II en est de même
des experts de la Banque des Règlements Internationaux qui, depuis
1950, signalaient un taux de croissance presque toujours supérieur
en RDA à celui de la RFA. Paul Fabra, pourtant spécialiste
en la matière, fait état de "l’absence d’un instrument
de mesure véritable (inexistant quand on est en présence
d’une monnaie inconvertible)_ ’(3). Faible argumentation, car évidemment,
il n’est pas question d’avouer :
- que les monnaies mêmes convertibles ne sont plus depuis longtemps
des instruments de mesure fiables en raison de leurs variations erratiques,
- que les PNB sont des statistiques sans aucune valeur à plus
forte raison lorsqu’il faut les comparer entre nations, car les termes
de leurs définitions sont trop différents d’un pays à
l’autre,
- enfin et surtout que les institutions américaines avaient intérêt
à accroitre artificiellement la puissance militaire, et aussi
économique de l’Union Soviétique afin de mieux justifier
devant l’opinion les folles dépenses d’armement des Etats-Unis.
3. Ceux qui ont mal lu "Perestroïka" se plaignent, bien entendu, de la lenteur des réformes économiques en URSS. Comment les mécanismes économiques fondamentaux : marché, formation des prix, indépendance des banques, privatisations généralisées, décentralisation, abandon du plan, etc... ne sont pas encore en place ? s’indignent-ils. Malgré la création de la BERD, sous la présidence de Jacques Attali, les finances demandent que toute aide à l’Union Soviétique soit subordonnée à des actes réels et rapides de transformation structurelle. Et l’on s’interroge : "convient-il de faire confiance à Gorbatchev ? (toujours la personnalisation de l’histoire - voir plus haut), est-il sincère ?" tout prêt à l’URSS ne reviendrait-il pas, en définitive, à renforcer le PCUS ? Toujours des raisonnements de guerre froide.
Ces questions ne sont pas étonnantes de la part
de ceux qui ont toujours cru que le plan Marshall était destiné
à aider l’Europe et non pas à procurer une clientèle
à l’industrie américaine ou que l’aide au TiersMonde est
d’essence philanthropique. En réalité, si des crédits
pour l’Est sont indispensables, c’est qu’il faut bien solvabiliser des
consommateurs car l’appareil productif occidental est menacé
d’absence de débouchés.
Quant aux changements en URSS, ils produisent déjà, malgré
leur lenteur, des effets non négligeables puisque, d’après
le "billet" du Monde du 7 août 1990 :"La récolte
soviétique de fruits et légumes se présente sous
un très bon jour cette année. C’est l’abondance .".
Mais alors que les campagnes regorgent de produits, les villes manquent
d’approvisionnement, en raison de la désorganisation des transports
et du système de distribution. Pour la même raison, 40
millions de tonnes de céréales sur une récolte
prévue record de 300 millions de tonnes seront perdues. "On
connait bien chaque année, en Bretagne ou dans le Vaucluse, les
colères paysannes qui s’expriment par des tonnes de tomates ou
de melons déversées sur les chaussées... Surproduction,
mauvaise adéquation entre les livraisons et la consommation,
loi du marché, effondrement des prix. Ces dérèglements
périodiques du système économique occidental obéissant
à l’excès au jeu de l’offre et de la demande risquent
de faire tache d’huile à l’Est, sans que la pérestroika
y soit pour grand’chose.." remarque l’auteur du billet. Nous ne
saurions mieux dire, sauf pour observer qu’avant d’en connaître
peut-être, un jour, les avantages, les Soviétiques risquent
fort de subir longtemps, d’abord, les inconvénients du système
capitaliste, en raison du délabrement de leur économie
bureaucratisée à l’extrême et donc de leur handicap
dans la compétition internationale.
4. La question de la compatibilité de différents systèmes économiques possibles avec l’état de paix reste posée. Parmi les raisons qui ont amené Mikhaïl Gorbatchev à mener sa politique actuelle de désarmement, il en est une que les analystes occidentaux ignorent et pour cause... Nous pouvons en effet avancer qu’il a pu songer aux dégâts que ne manqueraient pas de produire, à l’Ouest, un arrêt, même étalé dans le temps, des fabrications de guerre. Que cette idée ait vraiment été la sienne ou pas, les conséquences commencent déjà à s’en faire sentir. C’est "la fin des marchands de canons" affirme J. Isnard (4). Mais pour tenter de rassurer les industriels de la guerre et leurs actionnaires, il observe que les armements deviennent moins frustes pour s’automatiser, se sophistiquer, bref s’informatiser et s’électroniser de plus en plus. II faut croire que les boursiers ne sont pas tellement convaincus, si l’on en juge par la mauvaise tenue, avant le mois d’août 1990, des valeurs du secteur comme General Electric., Matra et autres Electronique Serge Dassault... Le même Isnard s’était déjà illustré en avril par un article fielleux sur le livre de Marion intitulé "Le pouvoir sans visage" (5). Cet article justement stigmatisé par nos amis de l’Union Pacifiste (6) et titré "Règlements de comptes", tendait à faire croire à la mauvaise foi de l’auteur. Nous recommandons au contraire très vigoureusement la lecture de l’ouvrage. Les lecteurs pourront juger eux-mêmes de la précision et de la qualité des informations qu’il contient sur les agissements du complexe militaroindustriel français, véritable pouvoir élitiste et occulte qui lie le devenir de notre pays à des intérêts privés sans scrupules et sans pitié. C’est que Isnard, par son influence sur l’opinion à travers un journal sérieux et réputé, n’est pas sans tenir son rôle dans les agissements du fameux complexe ... d’où sa réaction.
Saddam Hussein est-il en mesure de venir au secours
des marchands d’armes "intelligentes" ou non, de masse ou
artisanales, vendeurs officiels ou trafiquants cachés ? Nous
ne croyons pas qu’il puisse se substituer au choc entre blocs du beau
temps jadis...
Bien sûr, les va-t’en guerre de la presse, de la radio ou de la
TV se jettent comme des affamés sur le différend inter-arabes
et essaient d’attiser les haines séculaires. Et d’aligner, comme
dans chacune de ces occasions, le nombre de chars, d’avions de combat,
de porteavions ’en présence. L’un de ces inconscients, particulièrement
odieux, n’a-t-il pas préconisé une intervention préventive
américaine contre les installations de guerre chimique irakiennes
(7) ? Comment alors s’étonner que Hussein ait réagi en
installant des ressortissants occidentaux à proximité
des usines menacées ?
Les maîtres de ce régime économicopolitique suscitent
régulièrement la consolidation des pouvoirs de potentats
comme Hitler, Mussolini, Franco, Somoza, Duvallier, Marcos, Pinochet,
Saddam Hussein, etc... qui favorisent leurs affaires militaires. Lorsque
ces créatures deviennent dangereuses, il faudrait que les peuples
se mobilisent et versent leur sang pour les abattre ! Merci Messieurs,
nous avons déjà trop donné.
5. Nous terminerons ce survol d’actualité économico-militaire
par l’examen rapide d’une chronique récente de Paul Fabra déjà
cité, portant le titre, oh combien révélateur !
de "Dépenses de consommation financées comme à
la guerre" (8).D’abord par l’affirmation du paradoxe selon lequel
le système planifié soviétique était voué
à disparaitre rapidement ou à se mettre au service prioritaire
de l’armée, alors que l’économie de marché s’est
révélée comme étant fondamentalement une
économie de paix. A l’appui de cette affirmation, si l’on peut
dire, l’adaptation facile de la production à la consommation
dans le régime capitaliste, ce qui n’était pas le cas
à l’Est. Toujours la confusion entre le communisme et le totalitarisme...
L’économie américaine se serait, après 1945, reconvertie
facilement de la guerre à la paix, en conservant le plein emploi.
II est inutile de relever la fausseté de ces deux affirmations
car, au contraire, le plan aurait pu favoriser un choix pacifique ;
alors que la reconstruction d’après-guerre terminée en
Amérique et en Europe (plan Marshall dixit), l’économie
américaine est vite retombée dans le chômage, la
sousconsommation et les conflits militaires (Corée, Vietnam,
course aux armements entre les blocs). Mais l’avenir dira qui se trompe
puisque le capitalisme s’installant partout, nous devrions connaitre
normalement la paix éternelle...
Fabra explique ensuite, en se référant à Ricardo
(9) et à ses commentateurs contemporains, que la guerre peut
être financée de deux manières, soit par l’impôt
prélevé immédiatement, soit par l’emprunt. Pour
des raisons sur lesquelles le chroniqueur ne s’attarde pas - c’est dommage
- les Etats ont toujours choisi la seconde solution. Car, en effet,
l’importance des dépenses et des investissements nécessaires
serait difficile à supporter et le moral des populations en guerre
risquerait d’être atteint. Tandis que l’étalement des remboursements
sur de longues périodes futures est largement facilité
par l’inflation qui ne manque pas de s’instaurer. Une autre raison,
que Fabra n’explicite pas, est que la négociation des emprunts
et les répercussions sur les taux d’intérêt favorisent
les banques, donc le système financier, au détriment du
secteur productif, ce qui est l’idéal en régime capitaliste.
Mais Fabra en vient quand même, en conclusion, à justifier
le titre de sa chronique qui est un aveu par luimême : .. Si nos
économies prospères sont aussi des économies fatiguées,
dont maint équipement collectif ou non aurait besoin d’un ravalement,
c’est peut-être parce que, d’une manière beaucoup plus
subtile que celle des économies marxistes, elles n’ont cessé
de s’organiser comme si elles conduisaient on ne sait quelle guerre,
et cela parce que les méthodes de la guerre, plus expéditives,
offrent toutes les apparences de l’efficacité’ :
Mais si ! on savait jusqu’à maintenant très bien qu’il
s’agissait d’une guerre à préparer contre l’Allemagne
ou contre l’Union Soviétique.
Quelles justifications nos capitalistes trouveront-ils dorénavant
afin de poursuivre leurs fructueuses constructions d’armement et l’entretien
des forces armées pléthoriques ? Nul doute qu’ils en trouveront.
Convaincantes ? C’est à voir...
Ajoutons, pour faire bonne mesure, deux phrases de P. Fabra extraites
de cet article : "On voit à quel point était mensongère
la pensée de Lénine. II disait que le capitalisme portait
en lui le germe de la guerre aussi sûrement que le nuage l’orage...".
M. Fabra ferait bien de réviser ses connaissances, car nous ne
savons pas si les idées de Lénine étaient fausses,
mais nous savons bien que la formule citée est de Jaurès.
(1) Voir "Restructuration et transparence"
GR n° 875.
(2) Le Monde du 18 mai 1990. Admirons en passant la précision
de l’évaluation nouvelle.
(3) "L’après-communisme, le chauvinisme et la monnaie".
Le Monde du 19 juin 1990.
(4) Dans Le Monde du 26 juin 1990
(5) Editions Calmann-Lévy 1990. Le Monde du 3 avril 1990/
(6) Union Pacifiste n° 265, juin 1990, 4, rue Lazare Hoche 92100
Boulogne.
(7) Antenne 2, Journal de 20 h. 9 août 1990.
(8) Le Monde du 5 juin 1990.
(9) Economiste anglais mort en 1823.