Perspectives de travail et de revenu dans la société d’abondance
par
Publication : octobre 1987
Mise en ligne : 1er avril 2008
Poursuivant la publication/traduction de textes émanant des participants au colloque de Louvain-la-Neuve sur le revenu garanti, membres du réseau européen pour le revenu de base, nous publions ci-dessous le résumé, établi par notre ami E. Van Damme, d’un article de Michael OPIELKA paru en 1986 dans la revue "Politik und Zeitgeschichte" (vol. 36, p. 37)
1) LES TROIS PILIERS DE LA SOCIETE ACTUELLE
Pour Michael Opielka, l’existence est assurée,
dans notre société bourgeoise, par trois piliers : le
travail, la propriété et la cellule familiale.
L’Etat entérine cet état de chose : pas de revenus sans
travail, protection légale de la propriété et législation
sociale centrée sur la famille. Or, il est clair que si le chômage,
la pauvreté et le divorce ou le célibat deviennent la
norme, cet Etat est menacé dans ses fondements. Voyons ce qu’il
en est dans la réalité.
a) La propriété
A l’encontre des espoirs des premiers protagonistes de la société bourgeoise, d’Adam Smith à J.S. Mill, cette société n’a pas pu assurer à tous ses membres l’accès à la propriété. La propriété s’est concentrée dans les mains de quelques-uns, ce qui a compromis la sécurité existentielle de tous les autres.
b) La cellule familiale
La législation actuelle considère la cellule familiale comme un élément important de la société. Elle punit le chef de famille qui néglige d’assurer financièrement son existence. Plus même,. si le chef de famille n’a pas de revenus, l’Etat lui en fournit. C’est l’éthique du soutien de famille.
c) Le travail rémunéré
La concentration de la propriété dans les mains de quelques-uns a fait que l’immense majorité de la population dépend pour sa subsistance d’un travail rémunéré. Or, celui-ci est de plus en plus menacé. Par conséquent, une existence basée uniquement sur le travail rémunéré risque de devenir de plus en plus précaire.
2) LE PROCESSUS D’INDIVIDUALISATION
L’auteur voit dans l’évolution que subissent (et que devront encore subir) les normes actuelles du travail, un processus d’individualisation. Alors qu’auparavant les masses salariées réclamaient des conditions de travail égales pour tous, patrons et salariés s’orientent des à présent vers plus de flexibilité. Un même processus d’individualisation caractérise le tissu familial moderne. La cellule familiale se désagrège, la notion de chef de famille s’estompe. Une politique étatique centrée sur cette notion est de moins en moins justifiée. On peut raisonnablement prévoir que ce processus d’individualisation se généralisera.
3) ADIEU AU PLEIN EMPLOI ?
Tous les gouvernements parlent de la réduction du chômage, mais une telle réduction est impossible :
a) Economiquement :
En Allemagne, par exemple, le nombre des salariés
augmentera jusqu’en 1990. Ensuite, le ralentissement démographique
sera compensé par un travail féminin accru, par un apport
croissant de main-d’oeuvre étrangère et par l’allongement
fort probable de la carrière.
D’autre part, l’évolution de l’appareil économique vers
une croissance qualitative au lieu de quantitative impliquerait une
augmentation des coûts.
Pour toutes ces raisons, il est illusoire de penser que le chômage
sera jamais réduit.
b) Ecologiquement
Une croissance visant au plein emploi finira fatalement par se heurter aux limites écologiques de l’expansion.
c) Socialement
Une telle réduction du chômage ne serait réalisable qu’en augmentant les services et la bureaucratisation. Le fossé avec les laissés-pour-compte se creuserait encore plus.
4) LA PARTICIPATION COMME DROIT FONDAMENTAL
Barbara Nelson a dit : "Les femmes ne sont pas
des citoyens naturels dans les démocraties libérales occidentales"
(*). Pour elles, en effet, le droit à la participation n’est
pas encore pleinement acquis. Pas plus, d’ailleurs, pour la grande majorité
des gens. Aussi longtemps que l’Etat s’appuiera sur les trois piliers,
famille, propriété et travail, il créera des masses
d’exclus. C’est pourquoi toute réforme doit s’occuper du droit
à la participation.
Du point de vue social, ce droit à la participation impliquerait
l’établissement d’un revenu de base garanti.
Du point de vue travail, ce même droit assurerait une plus juste
distribution du travail.
Du point de vue de la propriété, ce droit déboucherait
sur la participation aux profits et finalement sur la participation
à la possession de moyens de production et des titres de propriété.
Cette dernière forme de participation devrait, selon certains
auteurs, empêcher l’apparition de la société duale
ou société à deux vitesses.
Notons que cette évolution nous amènerait à parler
de "société" d’abondance, et non plus d’"Etat"
d’abondance, car l’Etat ne sélectionnerait plus des modes de
vie (v. paragraphe 1). De plus, ses interventions devraient garantir
les diverses formes du droit à la participation.
5) PROBLEMES ET CRITERES DES REFORMES
Selon OPIELKA, notre société moderne
présente trois facettes fondamentales dont tout réformateur
doit tenir compte : la communauté, le marché et l’Etat,
ou, pour l’exprimer en termes de concepts : la réciprocité
(ou solidarité), la liberté et l’égalité.
Or, on constate que toute réforme qui privilégie une de
ces trois facettes, lèsera les deux autres... Un excès
de réciprocité dans une communauté mènera
à la discrimination d’autres (perte d’égalité)
et à limiter la liberté (marché). Un excès
de liberté (du marché) défavorisera la réciprocité
et l’égalité. Un excès d’égalité
(Etat) ira sûrement à l’encontre de la liberté,
ce qui explique qu’il est combattu par le néolibéralisme.
Une réforme éventuelle devra trouver un juste équilibre
entre ces trois axes.
Mais le problème des réformes est pour OPIELKA encore
plus complexe. En effet, les garanties d’existence proposées
par la société, le marché et l’Etat ont atteint
au cours de leur évolution une telle complexité, qu’il
faut écarter d’emblée l’hypothèse d’un nouvel ordre
politique qui serait instauré "en bloc".
L’auteur préfère une mosaïque de réformes
prudentes et réversibles. Même les critères d’égalité,
de liberté et de réciprocité peuvent être
trop grossiers. Ainsi, par exemple, dans la lutte pour les droits de
la femme, il ne devrait pas s’agir tellement d’octroyer aux femmes tous
les droits moulés sur la vie des hommes, mais bien de leur donner
le droit à la participation totale, dans le respect de leur spécificité.
D’autre part, la participation à la liberté (marché)
devrait être étendue à la possibilité de
choisir entre diverses formes de marché et même entre des
formes d’activité tournées ou non vers une quelconque
forme de marché.
6) PROPOSITIONS DE REFORME
Les propositions de réforme sont nombreuses et elles varient, bien évidemment, selon que l’accent est mis sur le manque de revenus (revenu de base garanti), sur le manque de participation au marché du travail (redistribution du travail) ou sur le manque de participation aux moyens de production.
a) le droit au travail
Des réformes ont été proposées depuis le siècle dernier. Travail distribué et imposé par l’Etat, société duale avec un secteur "des besoins de base" administré par l’Etat et un secteur non-étatique "d’abondance", modèles où l’individu naît avec une dette de travail envers la communauté ou plutôt avec un capital de loisirs, etc...
b) le droit à des moyens de production propres
On distingue en principe six formes différentes
d’alternative
1) répartition des droits entre les propriétaires, les
managers, les travailleurs, les syndicats et l’Etat ;
2) une répartition extrêmement large et strictement égalitaire
;
3) la gestion des moyens de production par des groupes intermédiaires
coiffant les entreprises (p. ex. les syndicats : le "Fonds des
Travailleurs" suédois, ou des caisses de retraite : le "Capitalisme
des caisses de retraite" suisse) ;
N.B. : la première et la troisième formule se retrouvent
dans tous les état occidentaux.
4) l’Etat possède les titres de propriété (Europe
de l’Est) .
5) la formule des coopératives de travailleurs (Yougoslavie)
;
6) un modèle de "neutralisation" du capital (p. ex.
par des fondations) veut trouver une troisième voie entre le
système communiste de marché planifié et le système
de marché libre.
Une synthèse entre les formules 5 et 6 cherche à favoriser
un système d’autogestion par les travailleurs.
c) le droit au revenu
Ce droit doit pouvoir s’affirmer sans les contrôles vexatoires actuellement en pratique. La confusion est particulièrement grande quand il s’agit du revenu de base garanti. Par exemple, ce revenu de base devrait-il remplacer les interventions de l’Etat (thèse libérale) ou devrait-il être complémentaire ? Doit-il se limiter aux plus démunis, garder quelque dépendance à l’égard du marché ou être universel et inconditionnel ? Enfin, le montant alloué peut se définir selon des critères fort différents tels que l’index des prix, la moyenne des salaires ou un étalon de participation.
7) UN PLAN EN TROIS ETAPES
Dans la question du revenu de base garanti, le danger
est bien connu : une complète dissociation du travail et du revenu,
quelque désirable qu’elle puisse être culturellement, pourrait
faire naître la tentation POLITIQUE de dissocier encore davantage
la participation au marché des biens et la participation au marché
du travail. Le droit au travail, qui n’aurait plus qu’une valeur morale,
perdrait ce qui lui reste de valeur politique et le fossé entre
les participants et les nonparticipants se creuserait davantage encore.
L’auteur propose par contre un programme de réforme multidimensionnel
(cf. paragraphe 5) qui comprendrait trois étapes.
a) dans un premier temps, on abandonnerait l’ordre social actuel, qui
est centré sur la cellule familiale, au profit d’un régime
centré sur l’individu.
b) dans une deuxième étape, il faudrait instaurer, et
ensuite optimiser, des droits à la participation. Les estimations
de l’auteur montrent qu’une semaine de travail de 20 heures serait parfaitement
réalisable. Par ailleurs, on pourrait envisager de taxer plus
lourdement les heures de travail prestées au-delà de ces
20 heures.
c) une fois les droits à la participation, établis, aussi
bien politiquement que matériellement, on pourrait introduire
un revenu de base garanti totalement indépendant du travail effectué.
(*) Barbara J. NELSON, Women’s Poverty and Women’s Citizenship : Some political Consequences of Economic Marginality, in Signs (1984) 2, p. 225.