C’est ça le progrès !


par  G. LAFONT
Publication : octobre 1982
Mise en ligne : 28 mars 2008

L’HOMME, notre ancêtre de l’âge des cavernes, a inventé le lance-pierre, ce joujou de luxe qui, en l’élevant du rang d’homo erectus à la dignité d’homo sapiens, et le faisant au grand dépit des autres primates roi de la création, cet homme qui n’a pas laissé son nom à la postérité, a inventé aussi la brouette, le fil à couper le beurre, la bombe à neutrons, le veau aux hormones, et enfin le robot pour le faire travailler et produire à sa place.
Le robot, élève docile et pas contrariant s’est donc mis au boulot pour produire tout ce qu’on lui demandait de produire et même ce qu’on ne lui demandait pas, à commencer par des chômeurs lesquels ne consommaient rien. Et puis un jour, histoire d’épater le monde, le robot s’est mis à produire des machines qui produisent des robots. C’était hier et on attendait un miracle, c’est-à-dire la relance et le redressement.
Pour être épaté le monde était épaté. Les économistes distingués les premiers, et les fabricants de robots avec eux. On avait cru, avec les derniers progrès de la technologie, sortir le monde dit civilisé du marasme dans lequel il était plongé depuis le début du siècle Or, le franc continuait de flotter et de mergiturer, les prix de monter et le chômage de croître. On n’en sortait pas. Au contraire on s’y enfonçait.
Un problème nouveau se posait aux économistes : qui c’est qui va consommer tout ce que fabriquent les machines qui produisent des robots ? Une nouvelle machine de plus en plus sophistiquée sortie du cerveau d’un technicien, laquelle machine consommerait du veau aux hormones, boirait du beaujolais, mangerait du camembert surgelé, fumerait des camels, se parfumerait au « troublez-moi » de Lanvin, dînerait à la Tour d’Argent, s’habillerait chez Cardin, roulerait sur une Honda, se ferait voir tous les ans à Megève, passerait ses vacances à St-Tropez, placerait son excédent de fric dans les casinos de Monte-Carlo.
Un moment on avait cru le trouver, ce robot idéal. Mais il a fallu vite déchanter. Une expérience qui remonte à quelques années déjà a été tentée aux U.S.A. J’ai dû en parler à l’époque. J’y croyais aussi. Malheureusement elle n’a pas été concluante.
Un industriel du Texas, un précurseur dont j’ai oublié le nom, avait eu un jour l’idée que je considère comme géniale, de dresser des chimpanzés dans son entreprise en leur faisant exécuter les quelques gestes mécaniques que font les travailleurs à la chaîne. Tout allait pour le mieux malgré quelques bavures au début. Les singes dressés accomplissaient bien leur tâche à la satisfaction du patron, sinon des ouvriers menacés de licenciement, mais cette période d’euphorie, ou cet état de grâce, si vous préférez, ne dura qu’un temps. Le troisième jour les chimpanzés ayant enfin compris que le travail fatigue - ce qu’un économiste a tant de mal à comprendre - ont laissé tomber leurs outils pour aller faire la sieste.
Dommage. C’était peut-être la bonne solution. Si cette expérience avait été poursuivie, il est probable qu’elle eût donné des résultats globalement positifs, comme dit l’autre... Mais j’inclinerais plutôt à croire que dans cette histoire ubuesque les singes du Texas ont préféré saboter un plan voué d’avance à l’échec, comme toutes les tentatives de redressement définitif faites dans les pays modernement équipés pour résoudre les crises économiques. Et j’en tirerai pour ma part la conclusion que ce n’est pas l’homme qui descend du singe - ce serait plutôt le contraire - mais le singe qui, descendu de son cocotier natal pour venir travailler en usine, se révèle plus intelligent que son prétendu arrière-neveu.