Camelots et politiciens
par
Publication : octobre 1977
Mise en ligne : 21 mars 2008
IL vient de m’arriver une aventure qui me servira
de leçon, et je voudrais vous en faire profiter. Hier soir, on
sonne à ma porte. Mon mari m’avait bien recommandé de
ne jamais ouvrir aux gens que je ne connais pas. Mais on ne saurait
passer sa vie à se méfier de son prochain... Bref, j’ai
entrouvert mon huis... Un homme très bien, portant complet, cravate,
cheveux courts et lunettes teintées d’intellectuel, s’est très
correctement présenté, mais en parlant si vite que je
n’ai pas bien saisi et je n’osais pas lui demander de répéter.Comme
j’essayais de comprendre ce qu’il me disait, il a placé, sans
que j’y prenne garde, son pied droit de telle sorte que je ne pouvais
plus refermer ma porte. Malheur ! dès lors, j’ai dû me
farcir tout son boniment, et quel boniment ! Il avait un aspirateur
miraculeux à me vendre. C’est inimaginable ce qu’il a pu me raconter
! J’en ai déjà un ? Aucune importance, il me le rachètera
pour me permettre d’en changer. Le mien marche bien ? Ce n ’est pas
possible. Seul le sien est inusable. Et puis aucun ne peut faire aussi
bien autant de travail. Toutes les marques rivales vendent des appareils
désuets qui ne valent rien, il les connaît tous. Le sien
est tellement meilleur que c’est, en fait, pour me rendre service qu’il
s’efforce de me le vendre. D’ailleurs cela ne lui rapporte rien, au
contraire, il se sacrifie pour m’offrir cette chance de me simplifier
la vie. Il ruine sa santé à faire des démarches,
mais il a une famille à nourrir. Il me conseille de passer commande
tout de suite, car demain les prix vont augmenter et j’aurai gâché
une occasion que je regretterai amèrement, etc...
La force de cet homme résidait dans sa façon de parler,
sans reprendre souffle, sans me laisser placer un mot, dans sa rapidité
pour sauter d’un argument à un autre sans me laisser le temps
de réfléchir, et je compris vite que je n’avais plus qu’une
seule chance de le voir partir avant que mon rôti ne soit brûlé
: lui passer la commande qu’il voulait. C’est par lâcheté
et par lassitude qu’on cède à ce genre de baratineurs,
pour se débarrasser d’eux et de leurs discours. Et c’est ainsi
que des gens qui se disent probablement non violents vous anéantissent
pas leur violence... verbale.
Cette aventure a eu toutefois l’avantage de m’amener à réfléchir.
Combien de faits, me dis-je, se déterminent ainsi, par la force
de persuasion d’un bonimenteur ? Du camelot qui se transforme en clown
dans les couloirs du métro au démarcheur à domicile
qui a une police d’assurance, une voiture ou un appartement à
placer, aussi bien que du porte-parole d’une association qui propose
ses théories comme on vante une marchandise au responsable d’un
parti politique qui se meut en vedette de télévision,
notre monde capitaliste exalte dans tous les domaines le don d’éblouir
ses semblables pour mieux les contraindre. Combien de gens votent sur
l’impression laissée par les camelots de la politique et décident
ainsi de notre destin ?
Au fond il y a un point commun à tous ces gens qui vivent de leur « bluf » : ce qu’ils cherchent à placer, ce n’est pas leur marchandise, contrairement à ce qu’ils prétendent, c’est eux-mêmes ! Soit parce qu’ils trouvent ainsi leur salaire, dans cette triste société de profit. Soit parce qu’ils éprouvent le besoin de se voir toujours placés à l’avant-scène pour mieux s’entendre parler.
Les partis politiques, et même jusqu’aux mouvements d’extrême gauche (qu’on peut croire plus sincères car ils savent n’avoir aucune chance) ont parmi eux de ces arrivistes. Même les groupes écologistes, gui sont à la mode, luttent entre eux à celui gui regroupera les autres !
On pourrait espérer qu’une association humanitaire soit naturellement à l’abri de ce danger. Ce serait oublier que plus on est idéaliste, plus on fait facilement confiance. Mais si une responsabilité flatteuse s’y présente, elle peut fort bien tenter un ambitieux gui n’a pas pu, jusque là, trouver de meilleur moyen d’assouvir sa soif de mener les foules. Prendre cette responsabilité pour une « situation », se voir enfin celui gui décide au nom des autres, peut être pour lui le meilleur moyen de se défouler d’un complexe de supériorité.
J’ai compris cette fois pourquoi ma grand-mère disait dans sa sagesse qu’il ne faut jamais se fier aux beaux parleurs. Mais peut-on vérifier toujours ce qu’on vous dit avant d’accorder sa confiance ? Et c’est tellement plus généreux de la donner gratuitement !